Même si dans l’absolu, on pourrait y accrocher sous l’air du Final Countdown, The Draughtsman’s Contract talala la talala tata n’a vraiment pas une bonne gueule de titre pour nous autres, anglophones en goguettes des refrains tubistiques outratlantiques. Fort de mon manque de préjugés exceptionnel et de ma dignité qui s’étend à compulser regarder dignement dans le dico les mots que je connais pas trop, j’ai quand même écrit un truc sur ce sacré bon film, qui se distingue par son originalité fringante, sa musique envoûtante et ses réflexions transparentes, qu’on réutilisera malgré nous dans nos argumentations futures.
Du libertinage, des perruques jusqu’aux genoux, des dialogues incessants, de la manipulation sournoise, de la musique minimaliste : The Draughtsman’s Contract est baroque.
J’aimerais d’abord parler du titre, une envie qui vient peut-être moins du désir chaste d’analyse formelle que du besoin viscéral de vous montrer que vous êtes autant que moi une tanche en anglais. “Draught” peut désigner : un courant d’air, une bière pression, le service militaire, une potion, une esquisse ou enfin le jeu de dames. Quand à “sman”, ça veut dire l’homme de… Néanmoins si ce man a les caractères léger (d’un courant d’air) et manipulable (d’un pion de dames) propres aux artistes se croyant libres, je pense que j’aurais du mal à digresser sur ses caractères pressé et imbuvable de bière et de potion, et puis vous n’y croiriez pas. De toute façon, “Draughtsman” n’a qu’un seul sens, celui de dessinateur. Pour conclure, je vous le dis : je tairai le titre français, parce que merde, on a pas traduit The Usual Suspects par “Le faux boiteux mythomane”. Alors, hop, je vous le fais à ma sauce, ça donnerait “Le dessinateur au pair”, génial non ?
A une époque où le dessin faisait office de photo et la peinture de cinéma, nous voilà dans une grande baraque rosbive, avec son jardin tout aussi rosbif : nous y suivons le séjour de Mister Neville, dessinateur qui ne manque pas de prestance. Cet homme, alliant mondanité et génie, a établi un contrat avec la maîtresse de maison pour réaliser douze vues du domaine, en échange de quoi il entend bien être logé, nourri, blanchi, poudré et payé, et pas qu’en argent, le maître de maison étant en déplacement. Douze jours pour douze travaux, pour lesquels il espère plaisir et immortalité.
Mr. Neville est l’artiste par excellence, celui que nous voudrions être. Désinhibé, sûr de ses compétences et de sa vision, admiré par ses pairs, il mène une vie qu’il contrôle et adore. Il se heurtera cependant à l’opinion du réalisateur et scénariste sur le caractère manipulable des artistes peintres, que ce bout de dialogue explicite résume à merveille :
“J’ai appris à penser qu’un homme authentiquement intelligent fait un peintre quelconque, car la peinture requiert une sorte d’aveuglement : un refus partiel d’être conscient de toutes les options. Un homme intelligent connaîtra plus de choses sur ce qu’il dessine que sur ce qu’il voit. Et dans l’espace entre le savoir et le voir, il se trouvera bridé, dans l’incapacité de poursuivre une idée rigoureusement, craignant que son public, ses juges, ceux qu’il essaye de satisfaire… le trouvent incomplet s’il n’y met pas non seulement ce qu’il sait, mais aussi ce qu’ils savent.”
Ce qui, dans le film, pourrait être habilement synthétisé par le proverbe que je viens d’inventer : “La femme est une muse, à condition que le génie soit son jouet”. Ah, les femmes ! ces artistes qui sous-traitent la production de leurs œuvres, doux êtres vindicatifs préférant suggérer envers elles la fougue créatrice plutôt que de soulever le petit doigt pour faire autre chose que la vaisselle… Pensez-y avec une forme de poésie sexiste.
On pourrait rapprocher l’histoire du film de celle de La collectionneuse, film (non pornographique) de Rohmer, dans lequel un mec en quête d’inaction et de dénuement essaie désespérément de ne rien foutre dans une villa dans le sud, pour finalement se focaliser sur une colocataire bonnasse qui s’en branle. Le concept est égoïste mais alléchant : « Ne rien faire, l’accepter et être heureux ». Dans La Splendeur des Amberson, un film d’Orson Welles au nom bien traduit, c’est aussi le but du personnage principal : franchement, y a que des mecs stylés qui prennent le sujet, quoi !
Le réalisateur-scénariste, ici, c’est Peter Greenaway. Le genre de mec à ruminer un gros projet de chef-d’œuvre pendant des années, parsemant çà et là passions et opinions les plus intimes… The Tree of Life est l’un de ces films, aux frontières de l’exhibition de sa weltanschauung ; j’ai personnellement beaucoup d’admiration pour ces hommes qui ont le courage d’aller au bout de leur art, s’exposant au jugement de tous (combien de fois ai-je entendu le mot « prétentieux » à propos de The Tree of Life, les gens sont durs !). Car oui, on peut le dire franchement : The Draughtsman’s Contract est le chef-d’œuvre de Peter Greenaway. De toute façon, c’est le seul que j’ai vu, et je suis trop fier pour changer d’avis. Bref, si Malik réfléchit à l’origine de l’homme et aux cercles vicieux qu’engendrent les traumatismes de son enfance (pas très joyeux), son truc à lui, c’est le baroque, avec sa musique ornementée et ses tableaux en mode ombres et lumières hollandais, ce qui fait que même pour un film avec des milliers de plans/dialogues/actions par minute, le rythme, le cadre et l’éclairage ont du style, et vos chances d’avoir la honte en disant que ça vous rappelle “cette toile bouleversante de Rubens/Vermeer/Rembrandt” sont minimes.
Ce film vous permettra donc de réfléchir sur les artistes et leurs faiblesses, d’en apprendre plus sur la peinture aux Pays-Bas quand il n’y avait pas encore d’intérêt touristique pour les coffee-shops, et enfin de vous demander ce que vous auriez bien pu foutre, à vivre dans un château avec une perruque et une chemise gigantesques et assez d’argent pour le reste de votre vie : sûrement pas du temps perdu !
Bonjour, j’ai vu le film à sa sortie en salle en 1984 (le film date de 1982), cela avait été un événement à l’époque. Visuellement, c’est superbe, le scénario est intelligent et la musique de Michael Nyman qui écrit des films de Greenaway est hypnotique. Je regrette d’ailleurs que Greenaway ne sorte plus de longs métrages (j’en ai vu 5 ou 6). Bonne après-midi.