Comment aborder l’oeuvre récente de Brian De Palma, et tout particulièrement Passion, si ouvertement déconcertant ? Après une première critique dans nos colonnes la semaine passée, nous revenons aujourd’hui, en deux temps, sur la question. Le « cas De Palma » (2), par Fabargento.
Passion attise les passions et l’incompréhension. Brian De Palma aurait perdu son talent, déplorent certains. Et si, au contraire, il avait signé, avec ce remake de Crime d’amour, l’un de ses films les plus accomplis et jubilatoires ? Passion est un film malicieux, un jeu de dupes qui exploite les ressorts du soap opera, sublimés par la mise en scène.
Soit l’histoire de deux pubardes, Christine, directrice de l’antenne allemande d’une grande boîte de publicité, et sa subalterne, Isabelle. L’emprise de la première sur la seconde est aussi large qu’insidieuse. Christine inonde Isabelle d’éloges en privé et s’approprie ses bonnes idées en public. Elle la pousse dans ses derniers retranchements, avant de l’apitoyer avec l’histoire de sa jumelle brutalement décédée. Une personnalité toxique, comme on le dit en psychologie.
Isabelle n’est pas une oie blanche et sans défense pour autant. Elle ne craint pas de coucher avec l’amant de sa boss, ni de prendre sa supérieure de court lors du lancement d’une campagne importante. Mais c’est lorsqu’elle est accusée du meurtre de Christine qu’Isabelle dévoile tout son potentiel. Et au final, elle trouvera même plus manipulatrice qu’elle.
Cet enchevêtrement de jeux de dupes semble avoir titillé Brian De Palma. Le réalisateur d’Obsession et Pulsions (autres titres rimant avec Passion) a trouvé dans le Crime d’amour d’Alain Corneau, assumant ses invraisemblances dignes d’un soap, matière à traiter d’une partie de ses thèmes et motifs fétiches – les identités perturbées, les personnages avançant masqués (au propre comme au figuré), le voyeurisme, … – sur un mode ludique. De Palma joue. Ce n’est pas un hasard si ses trois personnages principaux (ses trois pions) sont une blonde, une brune et une rousse. Il s’amuse à prendre à rebours les caractéristiques symboliquement associées à chacune de ces crinières. La blonde n’a rien de candide, la brune n’est pas complètement vénéneuse et la rousse est une amoureuse frustrée plutôt qu’une séductrice incendiaire.
La mise en scène elle-même n’est que manipulation du spectateur. Comme souvent chez De Palma, et dans la lignée de ses influences plus (Hitchcock) ou moins (Argento) assumées, le film se noue sur des perceptions trompeuses. Le meurtre de Christine en est le plus parfait exemple. Cette scène pivot du film est amenée en split-screen. D’un côté, la caméra furète chez Christine, qui vient de donner une soirée. De l’autre, on profite de la chorégraphie des deux danseurs du ballet auquel Isabelle assiste, les scènes de danse étant entrecoupées de gros plans sur le regard fixe de cette dernière. On apprendra un peu plus tard que dix minutes séparent le théâtre du domicile de Christine. En nous montrant le spectacle de danse parallèlement à l’égorgement de Christine, De Palma nourrit l’alibi d’Isabelle. Une manipulation totale car l’on découvrira au final que la simultanéité des actions se déroulant de chaque côté de l’écran divisé n’est pas totale. Le split-screen n’établit même pas une frontière entre deux espaces géographiques puisque le regard d’Isabelle saisi en gros plan n’est pas celui de la spectatrice du ballet, mais celui de la prédatrice attendant de se jeter sur sa proie, chez Christine.
Autre exemple : lorsqu’Isabelle semble mentalement perturbée par l’ultime vexation de Christine, les plans baignent brusquement dans une ambiance bleutée. L’obscurité recouvre les décors, quelques rais de lumière semblant poindre à travers des stores (stores qui ne se trouvent jamais dans le décor). Les plans en plongée et contre plongée se succèdent, chaque photogramme repose sur un équilibre instable. Le spectateur a alors l’impression d’être immergé dans l’état mental d’Isabelle, qui s’abrutit de calmants. Or, on ne tardera pas à découvrir que les pilules qu’elle avale sont parfaitement inoffensives. La thèse du film-cerveau s’écroule alors. A moins que, comme le suggère le réveil en sursaut du dernier plan, tout ce qui a précédé ne soit qu’un rêve, ou une divagation mentale d’Isabelle. Ses brusques réveils ponctuent Passion. L’un d’entre eux fait même l’objet d’un changement de décor : Isabelle s’endort en prison, se réveille en sursaut, se rassure en voyant son radio-réveil sur sa table de chevet, signe qu’elle est bien chez elle, puis, lorsqu’elle repose la tête sur l’oreiller, se rend compte qu’elle est au contraire dans une cellule.
Dans l’épilogue du film, qui marque une vraie démarcation par rapport à Crime d’amour, qui s’achevait par un pied de nez cynique, l’action s’accélère et les invraisemblances abondent : pourquoi le téléphone se met-il à sonner ? Qui appelle ? Comment expliquer que le policier vienne, bouquet à la main, présenter ses excuses à Isabelle au beau milieu de la nuit ? De quoi laisser le spectateur dubitatif ou pantelant. Tout n’était-il qu’un cauchemar ? La scène d’ouverture, précédant le premier coucher d’Isabelle, est-elle la seule qui ne relève pas de l’onirisme ou de l’hallucination ? L’absence de logique du film trouverait alors toute sa logique. Ce qui serait, certes, une facilité scénaristique, mais aura quand même permis à de Palma et au spectateur de bien s’amuser.
« Le split-screen n’établit même pas une frontière entre deux espaces géographiques puisque le regard d’Isabelle saisi en gros plan n’est pas celui de la spectatrice du ballet, mais celui de la prédatrice attendant de se jeter sur sa proie, chez Christine. »
Bien vu!