On peut se demander pourquoi la sortie d’une série B des années 50, mettant en vedette un homme en costume de latex, peut sembler aussi exaltante en 2012, à l’heure des Fx numériques et de l’IMAX. C’est que, justement, à l’instar du King Kong de Cooper & Schoedsack, L’Etrange Créature du Lac Noir est une œuvre matrice pour nombre de films fantastiques. Steven Spielberg reproduira ainsi, plan par plan, la scène de la belle baigneuse épiée et poursuivie par le monstre dans Les Dents De La Mer ; Joe Dante pensera au maître de l’entertainment de son enfance en réalisant son très beau Panique Sur Florida Beach ; Wes Craven, enfin, y reviendra avec sa créature du marais. L’influence du film rebondit par ricochet sur le design d’Abe, le compagnon d’Hellboy, dans l’adaptation cinématographique du personnage de Mike Mignola. Au lieu de faire appel aux effets numériques, Del Toro choisit l’option Arnold (un homme dans un costume en latex), recréant pour le cinéma l’élégante étrangeté du style graphique adopté par Mignola pour son homme-poisson. Quant à Tim Burton, la créature d’Arnold lui a donné des idées pour diriger Johnny Depp dans Edward aux Mains d’Argent.
Mais c’est avant tout en évoquant James Cameron que l’on comprend vraiment l’impact du film de Jack Arnold sur le cinéma fantastique d’aujourd’hui. On retiendra, évidemment, la fascination mutuelle et explicitement sexuelle entre un être humain et une créature (Alien/Avatar), mais surtout le rapport qu’entretiennent les deux cinéastes à la technologie. James Cameron, on a tendance à l’oublier, vient de l’écurie Roger Corman, pape de la série B depuis les années 70. Si ses films sont aujourd’hui des objets imposants, il n’en reste pas moins que Cameron se considère toujours comme un bricoleur qui, par ses astuces, cherche à émerveiller les spectateurs. Comment, après avoir vu l’expérience en 3D de L’Etrange Créature du Lac Noir, ne pas avoir envie un jour d’offrir à d’autres générations le plaisir de pénétrer dans un monde inconnu ? Pour Arnold, la 3D se devait d’être au service de l’histoire et de l’univers qu’il mettait en scène, pas du spectaculaire. Ce n’est pas la technologie qui devait enchanter, mais le film dans son ensemble. Arnold eut recours à une technologie inédite à l’époque. Cette nouvelle 3D, grâce à des lunettes polarisantes (proches des équipements UGC d’aujourd’hui), permettait de jouer sur une meilleure profondeur de champ. Mais au final, la plupart des écrans qui finirent par projeter le film ne disposaient pas de l’équipement nécessaire, et c’est avec de très classiques lunettes anaglyphes (un « verre » rouge, un autre bleu) que le public de l’époque a pu assister au film. Cameron a hérité de cette énergie avant-gardiste, et lorsqu’il s’est aventuré pour la première fois dans la 3D, peu de salles étaient équipées du nouveau système numérique. A dire vrai, peu de spectateurs ont pu voir Avatar dans les conditions voulues par l’artiste. En France, un seul cinéma proposait le film tel qu’il avait été tourné, c’est-à-dire en 3D IMAX. Avant que nous puissions tous voir Avatar dans sa version d’origine, nous pouvons enfin découvrir L’Etrange Créature du Lac Noir telle que l’avait voulu Jack Arnold, ou du moins au plus proche de sa vision.
Le travail de restauration se devait d’utiliser les technologies d’aujourd’hui – remasterisation numérique, toutes dernières techniques en 3D. Celui-ci restitue l’oeuvre d’Arnold dans sa modernité, et permet d’admirer le film dans toute sa poésie. Peu de scènes en définitive où la 3D est invasive : celle-ci souligne beaucoup plus la magie de certains passages – la fameuse scène de la nageuse, les séquences de la grotte. Revoir La Créature du Lac Noir en version rénovée montre en quoi la technologie, lorsqu’elle est entre les mains d’artistes, excède l’argument commercial. Plus étonnante est la complexité des sentiments que nous inspire la créature, à l’instar de King Kong et des monstres des films anciens – elle est ici avant toute chose une bête pourchassée, qui n’attaque que lorsqu’elle se sent menacée. Un regard humaniste sur la différence, sur l’inconnu, qu’il est rare aujourd’hui d’observer dans le genre horrifique. Étonnamment, certains plans du monstre – ceux de ses mains palmées notamment – transmettent un sentiment peu ragoûtant – impression le plus souvent absente face aux créatures numériques contemporaines. Bien sûr, les spectateurs d’aujourd’hui souriront sans doute devant le côté pompier du jeu des acteurs, quand le mâle dominant regarde l’horizon en serrant contre lui la femme sans défense. Une femme dont le dialogue se limite à ses cris de frayeur et, avouons le, un côté peu politiquement correct vis-à-vis du traitement réservé aux indigènes amazoniens. Mais à y regarder à deux fois, les blockbusters d’aujourd’hui ne sont pas loin, parfois, d’être aussi réactionnaires. Ce qui leur manque en revanche, ce sont ces vrais moments de poésie dont était spécialiste Jack Arnold – perceptibles également dans ces autres grands films fantastiques que sont Tarantula ou L’Homme qui Rétrécit.
Et puis, L’Etrange Créature du Lac Noir, c’est aussi, pour votre serviteur et les gamins des années 80, un grand bol de nostalgie. Je vous parle d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître. Pour vous mettre dans l’ambiance, il faut sans doute, pour les plus jeunes d’entre vous, vous plonger dans la lecture du Petit Christian de Blutch, qui évoque les rapports du dessinateur, gamin, au cinéma et aux séries. Pour beaucoup de cinéphiles en France, c’est un peu ça, L’Etrange Créature du Lac Noir. Diffusé sur FR3 en 1982, lors de l’émission La Dernière Séance (animée par Eddy Mitchell, et sous l’égide de Patrick Brion), L’Etrange Créature du Lac Noir a gagné ce soir-là, pour toute une génération, son statut de monstre de légende. Un grand moment de télévision, à une époque où le cinéma avait, aux yeux des grandes chaînes, plus d’importance que le foot. Le film fut, pour la toute première fois sur le petit écran, diffusé en trois dimensions. Nous avions dû nous munir des lunettes anaglyphes offertes, quelques jours plus tôt, par un hebdomadaire télé. L’émission avait pour principe de faire entrer le téléspectateur dans le petit écran : s’exprimant dans une salle de cinéma, se retournant vers la caméra, Eddy Mitchell s’adressait à son ami spectateur dans un jargon argotique assez familier. C’était un peu notre oncle cinéphile. Bien avant Tarantula (autre grand moment de l’émission), l’horreur arrivait dans nos chaumières de façon spectaculaire : en 3D.
Bravo pour ce papier (et félicitation au blog entier pour son prix) très éclairant sur les rapports étroits entre Cameron et ce film d’Arnold qui, pour moi aussi, a le goût d’une madeleine de dernière séance. On peut noter aussi que cette créature écailleuse et préhistorique, contrairement à la grande majorité du bestiaire Universal, n’est pas sortie d’un quelconque classique de la littérature fantastique et a tout de même su s’imposer dans la galerie des monstres mythiques. Je n’ai pas vu la séquelle également tournée par Arnold (featuring Clint Eastwood !) et qui, paraît-il, est d’assez bonne facture. La lecture de cette article est une invite à la découvrir. Marécages, me voilà !
Merci, pour tout, tes encouragements et tes précisions. Pas vu non plus la séquelle figure toi, donc comme ça…
Cela concerne les films pensés en IMAX et ils sont rares. Ces derniers temps, beaucoup sont gonflés en IMAX et il n’y a pas de recadrage ensuite en dvd. Mais pour Avatar, il y a vraiment une perte importante, vu que Cameron a cadré son film en pensant IMAX (mais en admettant un cadre satisfaisant pour que le film soit visible dans les cinéma non équipés d’IMAX). Un peu comme voir Shining au cinéma et Shining a la télévision. Pour l’avoir vu sur une télévision, Avatar m’a laissé terriblement perplexe, pas de 3D, des cadres imprécis et une histoire assez simpliste. J’imagine que j’aurais été plus impressionné et aurait vu un peu mieux le travail de l’artiste dans un cinéma IMAX 3D.
Hum, j’aime bien cette idée que que les spectateurs n’ont pas vu « Avatar » dans les conditions voulues par l’artiste. C’est juste, mais dans le fond, cela concerne alors également tous les films qu’on voit en DVD! Ceci dit, ton parallèle avec le Jack Arnold est très judicieux, et ça donne vraiment envie de le voir… dans les bonnes conditions cette fois.