La sortie de 2/Duo, premier film inédit en France de Nobihuro Suwa, coïncide, peu ou prou, avec la fin du Festival International du Film de la Roche-Sur-Yon. Festival qui programmait une rétrospective complète de la jeune carrière du cinéaste japonais. Il ne faut pas y voir un hasard. Derrière cette « mode » Suwa se cache Capricci. Fondé en 1997 par Thierry Lounas, Emmanuel Burdeau et François Bégaudeau, Capricci s’est fait, depuis, une place de choix dans l’univers cinéphilique. Distribuant des films, en produisant parfois, Capricci, après s’être lancé dans l’édition, est aujourd’hui incontournable. Une ligne claire, une couleur, un titre / une couverture. Le principe est d’accompagner une idée du cinéma, un film, un réalisateur. Une ligne de défense, un choix politique. Une ambition et une intelligence du regard qui coïncident, depuis quelques années, avec l’émergence, non pas d’une écriture critique inédite, mais d’une nouvelle génération de cinéphiles à la plume aiguisée. Son talent, elle le déploie avec les outils dont elle dispose. Jusqu’aux années 90, le fanzine était de rigueur. Avec les années 2000, c’est à travers le net que la nouvelle cinéphilie s’est exprimée. Internet a créé un point de rupture. Celui-là même, me semble-t-il, que cherche Capricci. On a beau dire, la Nouvelle Vague des Cahiers du Cinéma et la bande du Mac Mahon de Positif prennent encore aujourd’hui toute la place. La situation est pourtant en train de changer. Les débats critiques autour de la mort de Tony Scott et la belle série d’interviews réalisés par Sidy Sakho, par exemple, semblent aller vers un léger tremblement du paysage, de la cartographie de la parole critique. Capricci semble avoir les moyens de permettre à cette nouvelle génération de s’imposer.
Un premier pas a été franchi en 2010, lorsqu’Emmanuel Burdeau est devenu responsable de la programmation du Festival de la Roche-sur-Yon. L’autre pas décisif a été la création, en 2012, de la revue So Film. La mise en pratique d’une idée évoquée dans les entretiens de Sidy : l’âge du dialogue succède à celui de la guerre des tranchées. Pendant que l’arrière-garde de la pensée critique positionne sa ligne éditoriale par rapport à l’ennemi, ou maugréée vis-à-vis des « blogs », Capricci se met à l’écoute d’un cinéma original et d’une génération de cinéphiles qui considère avec respect l’histoire de la critique, tout en utilisant les nouveaux outils à sa disposition. On n’est pas étonné, dès lors, de retrouver dans 2/Duo des thèmes qui travaillent Capricci et, plus généralement, une génération de cinéphiles réfléchissant sur le cinéma. De Suwa, on connaissait M/other et plus récemment Un Couple Parfait, deux films salués par une critique unanime. L’éloge n’avait, jusqu’à ce jour, jamais été secondé par un travail d’accompagnement, pourtant inhérent à la critique.
C’est donc tout à l’honneur de la galaxie Capricci, la maison-mère et ses rédacteurs-satellites, d’avoir rendu hommage à Nobihuro Suwa lors du Festival de la Roche-sur-Yon, nous offrant surtout la possibilité d’aller aux origines du travail de l’auteur. Ce faisant, ils proposent un cinéaste totem, comme avaient pu l’être Howard Hawks ou Alfred Hitchcock pour les Cahiers du Cinéma. Rupture, goût du dialogue, petite structure de tournage : à la vision de 2/Duo, on comprend ce qui a pu les toucher. Le cinéma de Suwa est un art du dialogue, donc, qui se cherche à travers la question du couple, et interroge les points de rupture auxquels il est confronté. Son premier film souffre de mauvais réflexes de débutant. Comme l’idée naïve et maladroitement amenée du principe du miroir. On connaît la chanson : le double, la dualité s’exprimant par le reflet. Au contraire, bien plus intéressante est la proposition d’interdire à l’interlocuteur, lorsque les protagonistes se parlent autour d’une table, d’avoir un visage. Celui qui a la parole a un visage, celui qui écoute, en revanche, est une forme filmée de dos. Si l’unique est double, l’autre n’a pas de visage. Peut-être s’agit-il pour Suwa d’interroger la place de l’individu dans une société où celui-ci n’a que peu d’existence. La sensibilité, plus occidentale que japonaise, joue également des tours au cinéaste, dont les influences sont beaucoup trop marquées. Privilégiant l’intime là où ses pairs se penchent sur la famille, le clan ou la société, les partis pris de Suwa détonnent. Il en va ainsi des influences et du dialogue que l’auteur instaure avec le cinéma. Comment ne pas penser aux films de Cassavetes, avec ses acteurs en roue libre et cette liberté de parole ? Un sentiment qui s’impose d’autant plus avec la bande-son jazz du film. Lui, évoque le cinéma français et le travail de Jonas Mekas. Il n’empêche que cette sensibilité ne va pas de soi, et il n’était sans doute pas évident de monter un tel film au Japon. Suwa n’a pas choisi la facilité. Une idée, une seule : filmer l’image qu’il a du couple. Pas de scénario, pas vraiment d’idées visuelles. Ce qui intéresse Suwa c’est, plus que l’histoire, l’imprévisible. L’accident créatif, le « clash » qu’exprime le slash du titre. Son travail de cinéaste est de donner un cadre, le plus simple possible, pour que son équipe et surtout ses acteurs puissent s’exprimer. 2/Duo est donc avant tout une expérience. Brisant le cadre du récit, où l’improvisation est de rigueur, Suwa se permet des intermèdes, qui voient les personnages répondre à ses questions. Comment ils envisagent le couple, les possibles problèmes qu’ils rencontrent. Cette façon d’envisager le rapport de l’artiste à l’image et du cinéaste à l’acteur nous rappelle encore l’auteur de Faces. Malgré quelques erreurs de débutant, 2/Duo a le mérite d’établir clairement les obsessions du cinéaste, et de proposer un programme créatif cachant, derrière la simplicité de l’idée, une proposition de cinéma intéressante, privilégiant le travail collectif tout en étant à l’écoute de l’individu. Le cinéaste, avec modestie, laisse s’exprimer les autres éléments de sa galaxie, qu’ils soient acteurs ou techniciens.
2/Duo, de Nobuhiro Suwa, avec Yu Eri, Hidetoshi Nishijima, Otani Kenjirô, Japon, 1h30.
Je me souviens avoir pris une bonne claque lorsque j’avais vu « Un couple parfait », en effet.