Le cinéma de Wang Bing a un caractère unique, celui de produire des « films-mondes ». À l’ouest des rails, fresque de 9 heures, s’inscrit dans cette démarche. Il nous montre ce que l’on refuse de voir, nous plonge dans un moment de changement, quand le monde moderne veut nous faire croire que l’on passe d’un état à un autre dans un fondu enchaîné, sans conséquences ni traces.
Après avoir filmé la fin de l’industrie dans le nord de la Chine, Wang Bing est invité à Paris par la Cinéfondation pour écrire un scénario. Il découvre un recueil de nouvelles, Adieu, Jiabianjou de Yang Xianhui, qui raconte le destin d’hommes envoyés en camp de rééducation (1957-1961) pendant le grand bond en avant. Ils étaient 3000. 500 en ressortirent. Wang Bing en fera un film(s).
Reste-t-il sagement à Paris ? Il retourne en Chine, pour rencontrer des survivants et leurs proches. Il sillonne le pays, où il rencontre He Fengming. Elle est la seule à accepter de parler devant une caméra. Cet entretien devient Fengming, chronique d’une femme chinoise. Présenté à Cannes en 2007, le film ne sort pas immédiatement, Wang Bing considérant que ce témoignage capital ne peut exister sans Le Fossé. Il préfère attendre la finalisation de ce dernier, créant ainsi un diptyque fiction / documentaire, où les frontières entre les deux « genres » révèlent leur porosité.
Le film aurait pu être tourné ailleurs qu’en Chine, mais Wang Bing s’évertue à le faire chez lui, dans la clandestinité, faisant appel à des acteurs locaux, construisant les décors un an avant le tournage, avec une équipe réduite pour une charge conséquente de travail : d’octobre 2008 à janvier 2009 auront lieu le tournage en HDV – les rushes étant stockés à 250 km de là -, puis le voyage clandestin des images, montées en France.
Wang Bing s’est toujours inscrit dans une démarche de danger. Cela peut s’exprimer par l’absence de plans où la caméra est assurée sur un trépied : elle est portée, alerte, le regard du spectateur aussi – pour que celui-ci demeure toujours éveillé -, et Wang Bing veille à éviter le plan-tableau, l’excès d’esthétisme. On aurait pu craindre le passage à la fiction, mais l’auteur maintient l’identité de son cinéma. Il ne coupe pas la passerelle. Pour preuve, une structure scénaristique équivalente à celle d’À l’ouest des rails : le travail, son arrêt, la famine, les enterrements et la fermeture du camp. Une autre disparition, témoignant d’une autre forme d’industrie, celle de la mort.
Le rapprochement avec À l’ouest des rails se situe dans l’intention que met Wang Bing à mettre en image les gestes répétitifs du transfert des morts vers le cimetière. Ils sont emmaillotés dans leurs couvertures, portés à une charrette et amenés au cimetière – qui n’en porte d’ailleurs que le nom -, au milieu des dunes. Cela répond à une séquence saisissante de Rouille, dans une fonderie où les ouvriers déchargent la matière brute des trains, portant les sacs comme ces corps, dans une poussière ocre volatile.
Il y a, dans ce diptyque, un écho, un plan-miroir renvoyant à la parole, à l’image et à la fiction. Fengming s’ouvre sur notre témoin marchant dans la pénombre, tout comme la femme du Fossé lorsqu’elle est à la recherche du corps de son mari. Et quand He Fenming nous raconte sa venue dans le camp pour le secourir – il était déjà décédé – et son errance dans le désert. Cette violence du souvenir jaillit dans Fengming, par le plan d’ouverture, où l’on projette Le Fossé.
Prolongation de la démarche de Shoah, mais qui va plus en profondeur : on entendait les cris des enfants, là, on les voit. Wang Bing réclame une représentation, qui prendra toute sa part de violence, par le motif de l’édredon. Seule vision de couleur face au monochrome du désert, comme un cri étouffé de l’inacceptable, qui surgit malgré la volonté de le cacher.
Le Fossé / Fengming, chronique d’une femme chinoise, de Wang Bing, Editions Capricci.