La décision est prise : la Cinémathèque de la Danse va quitter la Cinémathèque mère pour rejoindre le Centre National de la Danse à Pantin. Et celui-ci, comme pour adoucir une rupture sémiologique de taille, l’accueille avec deux saisons successives construites autour de thématiques danse et cinéma, et un ouvrage collectif intitulé DANSE/CINEMA. Le livre bénéficie d’une belle conception graphique, d’une iconographie choisie mais surtout d’une diversité de traitement dans les articles qui, seule, pouvait préciser le point de contact.
Il nous semble parfois ne rien savoir de ce rapport ou pire, tout. Il y a les comédies musicales, les scènes de danse clefs ou cultes, les films qui font de la danse leur sujet, le corps qui prend le relais de la narration ou mieux, qui dit ce qui échappe. Il y a les captations de pièces et les films de danse (à ne pas confondre avec les films sur la danse), les chorégraphes qui se font vidéastes, les réalisateurs qui se font documentaristes. Nous connaissons Loïe Fuller. Nous savons, grâce à Laurence Louppe, critique de danse incontournable, que le cinéma utilise des processus essentiellement chorégraphiques, afin de tenir ensemble des états de corps ou d’espace. Et cela, sans doute sans le savoir. L’ouvrage a été dirigé par Stéphane Bouquet, scénariste et critique de cinéma mêlé, parfois de très près, à la danse (il a dansé pour Mathilde Monnier dans Déroutes et Frères & Sœurs). Et c’est le cinéma qui l’y a emmené. Alors que, critique aux Cahiers du Cinéma, il hésitait à déterminer la qualité d’un acteur, ou de son jeu, c’est du côté de ceux qui pensaient le mouvement, la posture, l’état d’un corps qu’il s’est nourri. Il a alors choisi de considérer les acteurs comme des auteurs – les auteurs de leurs gestes.
DANSE/CINEMA. Qu’est-ce qui se loge dans ce frottement de deux arts du corps, de l’image, de l’espace-temps ? Les 25 articles et entretiens nous en donnent un aperçu précieux. Ils interrogent une danse postfordiste par le biais de Betty Boop (Ludovic Burel), l’anthropomorphisme de l’appareillage technique du cinéma, et les traces de danse qu’il dépose dans le film (Sophie Grappin), les danses d’Henry Fonda (Pascale Bouhénic), la marche chez Mikio Naruse, John Waters ou dans Voyage en Italie (Patric Chiha), un rapport ontologique au mouvement entre cinéma expérimental et danse (Xavier Baert), une étude d’Attenberg de A.R. Tsangari et De la guerre de B. Bonello (Maureen Fazendeiro), une évocation de Tarkovski, dont le cinéma est empli jusqu’au débord d’images de danse (Daniel Doebbels), mais aussi de Toute une nuit de Ch. Akerman, L’amour par terre de J. Rivette et Prénom Carmen de Godard, fortement imprégnés de l’intérêt de leurs auteurs respectifs pour Café Müller de Pina Baush (Damien Truchot).
Il y a l’attention portée à tous les étouffements que peut porter la danse, souvent associée à la va-vite à une libération du corps. Hervé Aubron signe un article riche de cinéma et de questions pour la danse : en traversant Black Swan de D. Aronofsky (« sorte de fondu entre La Pianiste et La Mouche« ), La Fièvre du samedi soir de J. Badham, l’univers de Laura Palmer ou Mods de S. Bozon, il débusque et documente le cliché vivant, et son rapport au premier « sautillement » de la pellicule projetée. D’une lecture chorégraphique de L’Ange exterminateur de L. Buñuel à une fine allusion aux zombies de Romero, « virtuoses du pas suspendu », Aubron n’hésite pas à poser une question qui fait mal : « La danse est-elle un moyen d’échapper au grand mobile du contrôle social ou au contraire son meilleur lubrifiant ? », en convoquant J. Demy ou V. Minnelli. Et de finir sur un extrait de La Reprise de Kierkegaard – « …ou bien pour vouer le monde entier à tous les diables et décider de tout par un entrechat ».
Citons encore une analyse des films de prom (Jann Matlock), de la danse des petits pains de Chaplin (Hervé Gauville), et un entretien avec Luc Moullet et son observation phénoménologique du travail corporel des acteurs (Stéphane Bouquet).
Le slash du titre prend tout son sens grâce aux articles des réalisateurs de films de danse, et des chorégraphes ayant participé à des films. Charles Picq a documenté la danse contemporaine en constituant les archives de la Maison de la Danse de Lyon, et instauré la vidéodanse – il rappelle ici l’hybride contenu dans toute « danse filmée », tandis que Valerie Urréa expose sa vision de pédagogue et sa pensée prise dans son expérience de filmer le spectacle vivant. Laurent Barré est allé chercher au fin fond des génériques les noms de chorégraphes Fabrice Ramalingom, Cédric Andrieux et Bernardo Montet. Au pire considérés comme des répétiteurs, dont le réalisateur ne connaît pas les créations, ils peuvent être associés au projet de manière immersive. Bernardo Montet creuse les questions du groupe, de la résistance et de la guerre dans ses propres recherches, lui qui a pu proposer aux acteurs une réelle immersion en danse pour Beau travail ou De la guerre. Claire Denis possède une « pensée chorégraphique » au sens où l’entend Susan Buirge : dans ses films, l’espace raconte autant que le corps ; Bertrand Bonello a su préciser sa demande en convoquant le chorégraphe sur la question de l’état de corps : on surprend dans ses entretiens la différence immense dans le rapport au plateau et au travail, à la durée et aux corps. Point de division, là où les critiques de cinéma appuient sur l’évidence du rapport.
Dès le titre, l’ouvrage affiche sa volonté de donner la parole à la danse. Il s’ouvre sur un entretien entre le chorégraphe Loïc Touzé – dont la pièce Love illustre la couverture – et l’artiste visuel Mathieu Bouvier, autour des techniques cinématographiques incluses dans son travail. Le performer Adam Linder évoque trois films auxquels [il s’est] « cogné », Gisèle Vienne expose sa mise sur scène d’un certain cinéma, son regard nourri par celui de l’étranger face à un univers préexistant, et l’on touche précisément au cinéma dansé. L’artiste autrichienne, également réalisatrice, établit un parallèle frappant entre la danse de l’élu dans Le Sacre du printemps de Nijinski et les adolescents sacrifiés de Lilya 4-ever de L. Moodysson ou La Fille aux allumettes d’A.Kaurismäki, mais aussi entre le Voguing (danse de groupe née sur la scène gay dans les années 60 à Harlem) et L’Année dernière à Marienbad.
Cette étude sur les vertus de la contradiction permet d’aller au-delà de la question de l’emploi de l’un par l’autre : elle rappelle que la différence de perception face au réel ou à un écran est telle que la traduction d’un médium à l’autre permet d’éclairer un signe ou de le contredire ; elle expose comment la folle inventivité du cinéma en matière de corps nourrit la recherche chorégraphique. Pour finir, elle inscrit dans l’histoire des oeuvres qui relient vivants et leurres la transfiguration du danseur en image, qui est sans doute le point de bascule entre danse et cinéma.
Danse/Cinéma, ouvrage collectif sous la direction de Stéphane Bouquet, Capricci/CND, 256 pages.
oh,oh, un nouveau livre à mettre sur la liste des lectures post tunnel. La danse et le cinéma, c’est souvent un beau mariage et je l’avais oublié. Et qui donc est cette Marie Juliette ? Nous en dira-t-elle plus sur elle?