Nomadland : la prisonnière des déserts

Adapté d’un livre de Jessica Bruder, Nomadland raconte le parcours de Fern (Frances McDormand) après la crise économique. Démunie et sans emploi lorsque la ville entière disparaît après la fermeture de l’usine, Fern se lance dans des emplois saisonniers et traverse l’Amérique dans sa camionnette. Du Nevada à l’Arizona en passant par les Badlands, Nomadland est un road movie fait de rencontres dans les déserts oubliés du rêve américain.

Voilà probablement le film le plus discuté de l’année dans la conversation privée de l’équipe Cinématraque. Parce que Julien passe son temps à hurler « CHLOE ZHAOOOO ». Parce qu’on a fini par désespérer de le voir un jour, depuis notre pays aux cinéma trop longtemps fermés. Parce que ce cher Lucas l’a vu en festival mais n’a toujours pas cédé à mon harcèlement moral pour le forcer à écrire pour le site à nouveau.

Tandis que Nomadland raflait tous les prix prestigieux de l’autre côté de l’Atlantique (et un petit Lion d’or par ici), dont l’Oscar, l’attente a fini par se muer en inquiétude. Le cinéma de la new-yorkaise Chloe Zhao jusqu’à The Rider ne semblait pas vraiment taillé pour les productions à grandes cérémonies. Les chansons que mes frères m’ont apprises et The Rider avaient pour eux une réinterprétation du grand mythe de l’Ouest américain aux grandes plaines désormais délavées. Un mythe vidé de toute sa poésie colonialiste et conquérante, pour y installer celle, mélancolique et âpre, des déclassés et marginaux. Le cinéma de la désormais première femme d’origine asiatique à avoir remporté l’Oscar de la meilleure réalisatrice (et seulement deuxième femme, EVER) est-il donc solvable dans une approche, dès la fabrication, plus académique ?

La réponse est oui. Vous pouvez arrêter de lire ici et vous rendre au cinéma pour le voir, merci et bonsoir.

Mais tentons de développer, après tout on n’est pas payés pour bâcler nos articles à Cinématraque. On n’est pas payés du tout d’ailleurs, mais « l’argent c’est surcoté frère » aurait dit un jour Jeff Bezos.

Amazon, justement, puisque l’on parle du chauve en chef, est le point de départ du voyage de Fern, inscrivant immédiatement le récit dans le réel en dévoilant simplement les entrepôts où travaille l’héroïne à cette saison. La cinéaste n’a même pas besoin d’insister sur le travail déshumanisant, préférant au contraire s’appuyer sur ce qui fait la force de son cinéma : filmer les vraies histoires de véritables personnes et les intégrer à sa fiction. C’est en découvrant la bonté profonde et l’entraide sans fin des précaires que Zhao choisit son axe politique ; elle laisse les mots et les images tout dire sans forcer le trait. C’est d’ailleurs dans notre ressenti avant même que le film ne débute : lorsque le logo « Searchlight Pictures » apparaît, désormais orphelin de feu la Fox, on ne peut s’empêcher de penser à tout ce que Disney est en train de détruire, et les parallèles avec le film s’installent facilement. Mais ce n’est que du sous-texte, en partie ici même involontaire.

Et de toute façon, l’idée n’est pas de faire une diatribe anticapitaliste. Comme dans un western, la destruction du pays (ici par les gigantesques multinationales cupides, autrefois par l’invasion des blancs des territoires des tribus natives) n’est que dans les paysages filmés par Joshua James Richards, compagnon de route et de literie de Chloe Zhao. Plus que de filmer le monde, elle inscrit le personnage de Fern dedans. Frances McDormand, qui est d’ailleurs à l’origine du projet (elle a démarché Zhao après avoir vu The Rider en festival), est de tous les plans ; sa silhouette inscrite comme inséparable des territoires abandonnés.

On peut tout à fait concevoir Nomadland comme la conclusion d’une trilogie de westerns « crépusculaires », nouvelle approche visuelle et narrative du genre que l’on associe souvent au Unforgiven de Clint Eastwood. Il faut pourtant remonter plus loin dans l’époque du western révisionniste pour voir les prémices de la déconstruction du mythe qui perdure encore aujourd’hui (la Silicon Valley et les géants de la tech qui *guillemets de sarcasme* « commencent en bas de l’échelle » sont un prolongement de la ruée vers l’or et de la conquête de l’Ouest), jusqu’au titan John Ford et son film La Prisonnière du désert en 1956. Déjà à l’époque, de par sa mise en scène dans les séquences d’intro et de conclusion, le réalisateur inscrivait le paysage de l’americana (et John Wayne) dans un cadre visible à l’image matérialisé par la porte d’entrée de la maison donnant sur la vie sauvage. Chloe Zhao est tellement consciente de l’héritage qu’elle porte dans son film qu’elle n’hésite justement pas à citer ce passage précis pour nous montrer comment le personnage de Fern, tel celui de John Wayne, est devenu partie entière de ce paysage à la mythologie désormais plus qu’obsolète.

Le passage à un cinéma plus grand public est donc en grande partie une réussite pour la réalisatrice, à quelques faiblesses près. Là où ses films précédents laissaient beaucoup les non-dits et la vie s’installer dans l’image, on voit davantage de ficelles narratives et d’explications superflues dans les dialogues de Nomadland. Le personnage de Fern porte un fardeau, un deuil évident, qui est par moments présenté avec une formalité qui nuit un peu à la puissance du film… D’autant plus que les séquences qui en disent le moins sont souvent les plus fortes du film. On se souviendra ainsi longtemps du regard de Frances McDormand face à un père et un fils réunis qui font chanter un piano de leurs quatre mains, ou d’un plan séquence où l’héroïne traverse un campement de nomades. C’est pour cela qu’en sortant de la salle de projection du cinéma Publicis, on a beaucoup de mal à comprendre ce que Zhao est partie faire chez Marvel. Son prochain film, prévu pour fin 2021, est Les Eternels, saga épique qu’elle a écrit et réalisé pour le studio aux films les plus explicatifs et les moins visuels du moment. Son cinéma est-il aussi solvable dans ce moule-ci ? Nomadland nous donne à la fois envie de dire oui, et non. La réponse dans quelques mois.

Nomadland, un film de Chloe Zhao, avec Frances McDormand, au cinéma le 9 juin 2021

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