Le paradoxe Ryan Gosling

De Danny Balint (Henry Bean, 2001) à Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017) en passant par Half Nelson (Ryan Fleck, 2006), Blue Valentine (Derek Cianfrance, 2010), Only God Forgives (Nicolas Winding Refn, 2013) et autre La La Land (Damien Chazelle, 2016) : Ryan Gosling s’inscrit comme un des acteurs les plus talentueux de sa génération. Et pour cause, le Canadien a réussi à bâtir une filmographie aussi cohérente que plurielle voguant entre les rôles dramatiques et ceux plus comiques (cf. sa prestation dans The Nice Guys (Shane Black, 2016)), les personnages virils et d’autres, plus féminins (encore qu’il est difficile d’établir ce qui est féminin ou non). Énigmatique, insondable, magnifique, hanté ou encore charismatique, les adjectifs accolés à Ryan Gosling sont nombreux et rendent compte d’une pluralité stimulante dans ses choix de rôles autant que dans ses interprétations : antisémite dans Danny Balint, amoureux d’une poupée dans Une fiancée pas comme les autres (Craig Gillespie, 2007), mari « non idéal » dans Blue Valentine ou encore s’amusant de ses propres clichés dans Crazy, Stupid, Love (Gleen Ficarra et John Requa, 2011).

Cé vré, il é vréman tro for ce mek, en + il é bo. Je sui tro jalou ! © Topito.

Si l’on devait résumer le jeu de Ryan Gosling à son plus simple paroxysme, on le qualifierait de sans fioriture, avec peu de dialogue et où les petites variations gestuelles et corporelles expriment autant sur le personnage, sur le récit que sur Ryan Gosling lui-même. L’acteur canadien, à travers sa filmographie, a prouvé (pour l’instant) par le biais de (micro) variations, néanmoins bien visibles et bien analysables, qu’il réussit à pousser le jeu d’acteur dans ses retranchements à travers une sobriété frôlant avec l’inexpressivité. Une sobriété (souvent raillée et moquée) rompant avec le jeu d’acteur cinématographique dans un premier temps, mais aussi, dans un second temps, avec celui le jeu théâtral et les stéréotypes y étant liés. Ne dit-on pas, de manière critique, d’un acteur ou d’une actrice qu’il ou elle a un jeu (très, trop) théâtral ?

Le réalisme du jeu qu’il envisage est poussé dans ses retranchements, dans ses limites autant que dans ses contradictions

Ryan Gosling tend à envisager une historicité du jeu d’acteur à travers le dépouillement qu’il effectue et le minimalisme qu’il expérimente. Le réalisme du jeu qu’il envisage est poussé dans ses retranchements, dans ses limites autant que dans ses contradictions. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas ou pu réaliste ? Qu’importe ! Il ne s’agit pas de dire que tel jeu est meilleur qu’un autre ou que tel autre est plus vrai que tel autre, il convient de comprendre que le jeu d’acteur (et d’actrice) est passé au fil du temps à travers divers niveaux, stades, appréciations et in fine théorisations, conceptualisations et pratiques. En somme, et comme on peut s’y attendre, le jeu d’acteur est en perpétuellement mouvement, mutation, transition. D’un jeu (que l’on qualifie d’) exagéré ou (de) stéréotypé, nous en sommes venus, notamment par Denis Diderot et son drame bourgeois, à une volonté évidente de réalisme au théâtre (le vrai aurait alors la primauté sur le vraisemblable). Ce réalisme théâtral a été, dans un premier temps, perpétué au cinéma avant que le septième art n’essaye de s’en défaire pour devenir un art à part entière et non plus une excroissance (théâtre filmé). Ainsi, outre l’affirmation du montage et des mouvements de caméra, le jeu d’acteur (cinématographique) apparaît comme un autre élément participant ontologiquement à l’affirmation du cinéma en tant qu’art à part entière et distinct des six lui étant précédents.

L’historicité suggérée par Ryan Gosling a aussi à voir avec une double transformation. En premier lieu, celle des styles expressifs. Comme nous l’avons envisagé, nous ne nous exprimons plus de la même manière au cinéma, au théâtre, en danse, en peinture comme on le faisait à l’apogée du réalisme. Il y a des modifications, des variations qui apparaissent et deviennent perceptibles dans tous ces arts, dans tous les arts nous serions tentés de dire. Le jeu « goslingien » est peut-être de ce ressort par ce qu’il s’envisage dans son (in)expressivité même. Ce côté taciturne chez Ryan Gosling est évocateur et fait de lui un acteur hautement stimulant dans son approche paradoxale. Denis Diderot avance dans une lettre à son ami bavarois Friedrich Melchior Grimm que « c’est la sensibilité qui fait les comédiens médiocres ; l’extrême sensibilité, les comédiens bornés ; le sens froid et la tête, les comédiens sublimes ». Peut-être est-ce dans cette comparaison que réside tout le paradoxe Ryan Gosling ?

Sans doute demeure dans ses interprétations une cristallisation des maux de notre société contemporaine

Cependant, il ne faut pas négliger dans un second temps l’évolution des styles de vie et des mœurs pourrait-on dire de la société (occidentale). Si les personnages de James Dean cristallisaient le mal-être d’une génération post-guerre, ceux de Ryan Gosling ont un caractère quasi schizophrénique par l’incompatibilité des choix qui s’offrent à eux. Sans doute demeure dans ses interprétations une cristallisation des maux de notre société contemporaine qui ne sait où donner de la tête et n’arrive pas à être pleinement heureuse. Ce paradoxe induit par le Canadien se rapproche du concept de la « double contrainte » développée par Gregory Bateson. Cette « double contrainte » se produit lorsqu’un gain induit forcément une perte (ou davantage). C’est ainsi que dans La La Land, Sebastian (Ryan Gosling donc) se rêvant de tenir un établissement de jazz doit y renoncer pour partir en tournée avec un groupe de musique (commerciale), gagner de l’argent et ainsi pouvoir vivre son idylle avec Mia (Emma Stone). En somme, pour être heureux d’un côté (ici, sur le plan affectif), il doit renoncer à l’être d’un autre (ici, sur le plan professionnel et artistique) rendant la situation paradoxale et Sebastian impossible à satisfaire complètement. De même dans Drive (Nicolas Winding Refn, 2011), son personnage (dont nous ne saurons jamais le prénom ou le nom) doit fuir la ville de Los Angeles pour permettre à Irene (Carey Mulligan) et son fils Benicio (Kaden Leos), les « meilleures choses » lui étant arrivées dans sa vie, de continuer à vivre sans être inquiétés par les malfrats californiens. En faisant ce choix pour protéger ceux qu’il aime, il renonce au « bonheur », à son « bonheur ». Aussi, dans Only God Forgives son personnage Julian refuse d’accepter la vie de son frère Billy (Tom Burke) et fait tout pour s’en détacher et s’en éloigner. Finalement, la venue de sa mère Crystal (Kristin Scott Thomas) à Bangkok et l’esprit de vengeance de celle-ci (après la mort de Billy) amène Julian à se sacrifier pour sa famille et à réparer des erreurs qu’il n’a pas commises. C’est alors sa mère qui le conduira à sa (supposée) mort.

#RyanGoslingScreamingChallenge

Frôlant l’inexpression à travers son jeu, Gosling dialogue aussi avec les autres arts (d’interprétation) de son temps. C’est le cas notamment de la musique et plus spécifiquement du chant. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir l’acteur incarner un musicien souvent en situation difficile malgré son talent. Cet archétype est perceptible par exemple dans La La Land ou encore Song to Song (Terrence Malick, 2017). Cependant, outre ces deux œuvres où il chante et joue d’un ou plusieurs instrument(s) (fatalement vu le personnage qu’il interprète), il fait de même dans Blue Valentine alors que Dean Pereira (qu’il incarne) n’est guère en lien (au moins professionnel) avec la musique. Le fait que Ryan Gosling constitue une moitié du groupe rock Dead’s Man Bones n’y est sans doute pas étranger. Sans doute que les cinéastes, les scénaristes et autres producteurs s’appuient sur cela pour proposer des rôles au Canadien. Corolairement, sa voix, de chanteur, propose des oscillations importantes autant au niveau du volume, que de la texture ou encore des fréquences. À cet égard, les « cris » goslingiens sont particulièrement marquants par le côté incontrôlable, fuyant et cassé qu’ils envisagent (cf. Blade Runner 2049 ou encore Only God Forgives). Ces éléments font de Ryan Gosling un acteur rare, plaçant son jeu dans une polarité avec le chant. Il rouvre ainsi un dialogue oublié avec l’expressivité du chant lyrique qu’il soit opéra, music-hall, chanson populaire ou encore lied. Cela renvoie une fois encore à une forme d’historicité du cinéma (les comédies musicales par exemple, dont La La Land rend hommage), mais aussi des autres arts.

Quel caméléon !

Donnant à son inexpression la force et la cohérence d’un style repris de film en film (avec des variations), Ryan Gosling développe une figure, un archétype qui entre en résonance avec un état des mœurs aujourd’hui : l’individu confronté à une « double contrainte » donc, mais aussi, un être vulnérable par-delà son apparente force. C’est le cas par exemple dans Only God Forgives où Julian qu’il interprète est en fait un individu complètement apeuré, impuissant (notamment sexuellement) et tendant à se replier sur lui-même alors qu’extérieurement il semble tout le contraire. Dans Blade Runner 2049, dernier film (en date) dans lequel il joue, l’Officier K qu’il interprète (un replicant), dévoile malgré cette apparence robotique et monolithique : une âme quasiment humaine faite de nombreuses aspirations, fêlures, interrogations et contradictions. Se pose alors une question essentielle presque méthodologique : comment analyser le jeu d’un acteur (ici Ryan Gosling) comme le signe d’une mutation des sociétés ?

L’historicité actorielle et cinématographique qu’envisage le jeu du Canadien ainsi que ces correspondances possibles avec les autres arts interprétatifs contemporains et avec la société actuelle semblent être des débuts de réponses à cette question complexe, mais ô combien stimulante et intéressante.

Comme le disait Gérard Lefort, « pour faire sobre, disons qu’il [Ryan Gosling] est le plus grand acteur de tous les temps de la galaxie du monde ».

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