Les Filles du Soleil : la complainte des regrets

Au cœur d’une journée qui a été placé sous le signe des femmes (vaste question que le Festival de Cannes a choisi d’aborder sous l’angle de la publicité Benetton avec ce défilé de 82 femmes sur le red carpet, soit, c’est bien ça fait pas de mal et ça évite de se poser les vraies questions jusqu’à l’année prochaine), la projection en compétition des Filles du Soleil, deuxième long-métrage de la cinéaste française Eva Husson, avait des allures de petit événement. Sujet édifiant et politique, casting essentiellement féminin, tous les éléments étaient réunis pour faire du film l’un de ceux qui pourraient agiter une compétition jusqu’ici assez sage et encore à la recherche d’une véritable locomotive critique (on aime beaucoup Leto, un peu moins Cold War, mais aucun des deux ne devrait avoir la tête d’un incontestable favori à la Palme).

Et à titre personnel (par souci d’éthique je te dis tout, lecteur, surtout quand  ça permet de se faire un peu mousser), Les filles du Soleil revêtait une importance particulière dans cette compétition puisque j’avais eu la chance, à l’automne dernier, d’en couvrir le tournage en plein milieu de la cambrousse géorgienne, pour un autre média. J’en étais revenu avec la solide conviction qu’était en train de se mettre en place un projet enthousiasmant dans son approche de la situation que subit le peuple Yézidi (une communauté kurde prise en tenailles entre les extrémistes islamistes d’une part et les persécutions du régime d’Erdogan de l’autre), et plus particulièrement les femmes qui constituent le bataillon des Filles du Soleil, menées par Bahar (Golshifteh Farahani), ancienne avocate.

Cette faction de guérilla, à l’orientation politique résolument marxiste et libertaire, est constituée d’anciennes captives des organisations terroristes de la région. Séparées de leurs enfants, embrigadés dès le plus jeune âge pour devenir des enfants soldats, violées, revendues comme esclaves, elles se sont organisées dans leur propre bataillon pour se venger de leurs geôliers dans un geste aux aspirations résolument féministes. En gros, il y avait de quoi faire un sacré film de guerre, vénère et traumatique, une plongée fiévreuse dans le chaos, les cendres et les larmes. Il y avait vraiment des motifs de croire en ces Filles du Soleil.

Autant dire tout de suite qu’au sortir de la projection, ce fut une petite douche froide.

Mettez-nous d’accord immédiatement, Les filles du Soleil n’est pas une bouse, et ne mérite en rien les comparaisons qu’on a pu voir fleurir sur Twitter avec le recul légendaire du festivalier cannois en état de sous-sommeil et de sous-nutrition. Non, ce n’est pas le The Last Face de l’édition 2018. Il y a plus de cinéma dans un seul plan du film d’Eva Husson que dans une heure de l’étron purulent de Sean Penn. Le second était un film indécent dans son approche de la guerre et ses comparaisons immorales. Le premier est juste un film prometteur sur le papier et qui s’est trompé d’approche, ce qui ne remet en rien en cause la noblesse de son propos.

Husson est une cinéaste capable de belles choses, et son film le montre. Ses scènes d’infiltration sont prenantes (que ce soit dans les ruelles d’un village déserté ou dans un tunnel éclairé uniquement à la lampe de poche), et sa composition de plans nocturnes édifiants n’est pas à remettre en question. Il y a du cinéma dans Les filles du Soleil, ce qui rend le constat d’ensemble autrement plus rageant.

A trop rétrécir ses enjeux, le film rétrécit sa portée

Toujours est-il que sur au moins trois points, le film s’avère être une amère déception. Le premier tient à l’omniprésence de la reporter de guerre française venue couvrir les combats, incarnée par Emmanuelle Bercot. On voit bien l’intérêt de la cinéaste à réserver une place toute particulière aux journalistes de guerre, et en l’occurrence ici à l’Américaine Marie Colvin, morte au cours du siège de Homs en 2012, et à qui le personnage de Mathilde emprunte ici son bandeau de pirate, Colvin ayant elle-même perdu un œil suite à un éclat de grenade au Sri Lanka en 2001. On peut comprendre qu’elle puisse servir de porte d’entrée dans un conflit dont les enjeux et surtout les forces en présence peuvent être compliqués à assimiler pour un public non averti. Sauf qu’en faire comme ici une membre quasi à part entière du commando des Filles du Soleil prend des airs de maladresse. Loin de moi l’idée de relativiser l’importance essentielle des journalistes, faisant moi-même partie de cette corporation. Mais comme le dit le personnage de Mathilde, ils sont uniquement des témoins et des rapporteurs de l’histoire. En lui conférant une place plus qu’importante dans le récit, Eva Husson s’éloigne par moments de son sujet et lui fait perdre de sa force.

Les deuxième et troisième points sont liés, puisque l’un relève de choix esthétiques, et l’autre de choix thématiques. L’omniprésence de flashbacks évocateurs du passé de Bahar et le recours un peu trop systématique à une musique tonitruante forcent sur le pathos de manière malheureuse. On peut comprendre le besoin louable d’en apprendre davantage sur le passé de Bahar, et de rappeler que les premières victimes de la barbarie du terrorisme islamiste, ce sont non seulement les populations sur place, mais que ces populations (les mêmes contraintes à la migration forcées jusque dans les pays développés) sont composées de gens de tous horizons, de gens éduqués et lettrés, d’avocats, de professeurs, d’agriculteurs, de médecins, d’artistes, sans distinction de rang social. Malheureusement, la multiplication de ces flashbacks enferme le film dans un abus de pathos qui en devient contreproductif car il tend à estomper la portée politique de l’action du commando de Bahar. Trop souvent réduit à un enjeu familial (retrouver son enfant principalement), l’intrigue estompe de nombreux points de l’action des Filles du Soleil, dont le cri de ralliement n’est autre que « Ils nous violent, on les tue ». A force de rétrécir cet enjeu, le film finit par en rétrécir également la portée.

Les filles du Soleil tenait une belle idée qu’elle a failli exploiter un moment : celle selon laquelle que dans un monde régi depuis des siècles et des siècles par des hommes, la révolution ne pourrait pas passer mieux que par les femmes, éternelles opprimées de l’Histoire. Avant de brutalement bifurquer vers un simple quête de vengeance personnelle. On ne regrettera que par trop que les belles promesses d’un film de toute évidence solidement documenté (le journaliste Xavier Muntz, consultant de luxe du film et l’un des rares à être allé en 2014 sur le terrain filmer la résistance kurde face à l’État Islamique) et casté (une actrice comme Zübeyde Bulut, qui joue Lamia, le bras droit de Bahar, est elle-même une Kurde de naissance qui a dû fuir son pays natal) se retrouvent diluées de la sorte au point de ne pas en laisser grand-chose, sinon des regrets éternels.

Les filles du Soleil d’Eva Husson, avec Golshifteh Farahani, Emmanuelle Bercot, Zübeyde Bulut…, sortie en salles prévue le 21 novembre.

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