Un jour ça ira : « on n’écoute jamais les gens normaux »

Deuxième partie de notre entretien avec Edouard et Stan Zambeaux, réalisateurs du très touchant documentaire Un jour ça ira. Dans ce second segment on apprend qu’il y a beaucoup plus de 50 sans domiciles fixes dans les rues de Paris. Évidemment, il ne s’agit pas d’un choix.

on ne pouvait pas faire grand-chose d’autre que d’être contents pour eux.

Comment envisagez vous le partage du travail lors de l’élaboration du film, à chaque étape de sa création ?

Stan :

On écrit ensemble. Après cela dépend des tournages. j’étais très présent durant la préparation, le repérage, pour permettre de faire voyager l’outil dans le lieu. Réaliser des petites choses périphériques pour que les jeunes et les moins jeunes, puissent s’approprier la caméra, qu’elle devienne un personnage de leur quotidien. Après, pour le tournage, j’y étais souvent, Edouard passait quand il le pouvait et on essayait de s’organiser au jour le jour.

Edouard :

Il y avait un énorme boulot sur le terrain que Stan, a beaucoup pris en charge. Ensuite il y a eu toute la phase d’écriture et de réécriture. Essayer d’inventer, de découvrir, au fur et à mesure, quels pourraient être les outils narratifs : car il fallait bien trouver les fils rouges. Et la difficulté c’est que les gens apparaissaient, disparaissaient. On passait deux semaines avec une famille et tout à coup ils étaient relogés et on ne pouvait pas faire grand-chose d’autre que d’être contents pour eux. C’est un paradoxe. On se retrouvait dans une unité de lieu avec des gens presque captifs (dans le sens huis-clos) qui en deux heures de temps pouvaient partir. Parfois, dans des trucs positifs comme un relogement, ou parfois dans des trucs complètement misérables (autres centres de relogement beaucoup moins bien, ou une réorientation vers l’hôtel). Tous les cas de figures pouvaient se présenter.

En permanence il fallait réinventer le vecteur narratif. Au début on voulait faire un film sur les mamans, puis sur les familles et enfin on a fait un film sur les enfants. Parce qu’au fur et à mesure que le film avançait, on a réussi à identifier ou à mettre sur pied les moyens de construire une narration qui évidemment s’appuyait sur les personnages mais qui avait une permanence supérieure aux personnages. Je pense à la Zep, aux ateliers chants, pour ne pas être au fil de l’eau. Il y avait les deux aspects. Il y avait besoin d’une présence quasi quotidienne, Stan avait sa chambre, ce qui n’était pas mon cas, je venais aux « horaires de bureau ».

Stan et Edouard :

Mais on n’a pas de méthode

On peut remarquer que, chacun dans votre domaine, vous traitez de sujets qui montrent votre attachement aux populations fragiles à travers le globe. Quel a été ou quels ont été le ou les déclics qui vous ont poussés à envisager votre travail, de journaliste, de cinéaste, sous cet angle ?

Stan :

Je me sens comme les gens : demain, le déclic pourrait être une religieuse dans son couvent si elle me plaît. Je suis le dernier d’une grande famille. Dans mes documentaires, je suis toujours parti des cris à pousser. Je me dis qu’un film peut permettre de regarder différemment des gens enfermés dans une vie passée. J’ai envie d’utiliser l’outil que j’ai entre les mains pour m’intéresser à des gens qui ne les ont pas forcement et ont pourtant une parole à hurler, ou à dire. Quand j’ai un coup de cœur j’essaie d’y aller. Je crois que chaque film a été fait comme ça.

Donc un pauvre, globalement, sert à plusieurs choses : à faire pleurer à Noël, à obtenir des dons aux assocs (le côté participatif) ou bien à agiter un danger : « si tu ne travailles pas à l’école, si tu n’acceptes pas le plan que le MEDEF est en train de te donner tu risques d’être pauvre demain ». Et on n’écoute jamais les gens normaux, ils n’ont pas le droit à la complexité, ils n’ont même pas le droit à la normalité. Enfin « les gens normaux » : les gens qu’on croise dans la rue.

Edouard :

En tant que citoyen, ce sont les outsiders qui m’intéressent. La société se renouvelle par ceux qui rentrent dedans, pas par ceux qui y sont extrêmement bien établis. Et puis, cela fait 25 ans que je fais des ateliers d’écriture que je bosse sur la question des banlieues, j’ai quand même une envie assez générale. j’essaie de rétablir ce que j’appelle une « équité médiatique ». Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure, on a tendance à aller voir les gens pour ce que l’on croit qu’ils sont. Le micro qui se tend, la caméra qui s’approche, les enferment dans leurs situations de départ. La caméra ne les regarde jamais évoluer et jamais en dignité.

Donc un pauvre, globalement, sert à plusieurs choses : à faire pleurer à Noël, à obtenir des dons aux assocs (le côté participatif) ou bien à agiter un danger : « si tu ne travailles pas à l’école, si tu n’acceptes pas le plan que le MEDEF est en train de te donner tu risques d’être pauvre demain ». Et on n’écoute jamais les gens normaux, ils n’ont pas le droit à la complexité, ils n’ont même pas le droit à la normalité. Enfin « les gens normaux » : les gens qu’on croise dans la rue.

Moi j’ai ce souci là d’essayer d’apporter des outils, les moyens d’une expression professionnelle, d’une expression réfléchie, d’une expression assumée, d’une expression politique au sens strict du terme, au sens premier, à des populations qui ont très peu ou difficilement accès à ce registre.

Quand on va voir un homme politique, qu’on lui tend un micro on sait, en une minute qu’il va nous faire une minute de radio, qu’il va nous faire une minute d’image. Parce qu’il a la maîtrise des codes médiatiques, la maîtrise du langage, de la montée en abstraction, de toutes ces choses là. Mais quand on s’intéresse à des personnes beaucoup plus fragiles sur leurs positions, il faut aussi qu’il y ait tout ce dispositif d’accompagnement à l’expression.

Et ce film y participe, tous les dispositifs inventés au fur et à mesure de la construction de ce film ont permis à tous les participants d’élaborer un discours qui est le leur, qui est un discours complexe, qui n’est pas un discours de pleureur, de pleureuse, ou simplement de revendication contre, qui n’est pas seulement une indignation, qui est l’étendue du champ des possibles, ouvert à la majorité des gens.

Pourquoi les gens en grande exclusion en seraient exclus ? Voilà, il y a cette envie là, sur l’intention philosophique. Et moi j’ai envie de favoriser ça, et ça passe par les ateliers d’écriture que j’ai créé dans les années 90 à Clichy sous bois quand on ne parlait pas des banlieues, par une émission de radio qui a existé pendant une décennie, par d’autres choses que j’ai pu faire sur d’autres émissions de radio, en presse écrite. Aujourd’hui ça passe par un autre mode d’expression avec un support image avec l’envie d’être en capacité de regarder des gens dignement, parce qu’ils ont le droit d’être regardés dignement…

Stan:

…et ce lieu particulièrement s’y prêtait, parce que la première chose qu’ils ont installé c’est 3000 bouquins en libre accès pour les gosses du centre ou pour les parents d’ailleurs. Qu’en ces lieux j’ai côtoyé un dermatologue moldave, des ingénieurs, une avocate tchétchène menacée de mort. Je nuancerais un peu ce que vient de dire Edouard : cela peut nous arriver à tous. Les gens qu’on a regardés, demain cela peut être nous. Selon ce qui se passe dans ton pays, tu peux être amené à bouger dans un centre comme ça. On a un héritage en France dans un beau discours politique qu’on nous rabâche aujourd’hui sur l’accueil etc., mais est ce que cet héritage existe encore ? C’est des questions qu’il faut soulever. Est ce qu’il existe encore de tels endroits ? Oui, ça existe. Et oui, en France, dans certains endroits on peut continuer à donner une chance à ces gens là et à les accompagner du mieux que l’on peut, certes il y a un barrage administratif, mais oui ça existe. Mais oui ça se fait encore.


Edouard :

Dans le centre, la majorité était des gens qui n’avaient pas de toit, mais c’était des travailleurs pauvres. Ce n’était pas des gratteurs, des clochards alcoolisés, ramassés par la BAPSA, c’était des familles, c’est un centre pour des familles, c’était ça la spécificité. Avec, la force de l’enfance qui tout de suite s’est imposée à nous. Cette énergie vitale qui existe dans très peu de structures d’accueil. C’est la magie qui a été construite par « Aurore » (Association 1901 ndrl) dans ce lieu là. Ils en ont fait un vrai lieu de porosité sociale. Un vrai lieu de respect. Nous on y est allé, on n’a pas construit ce centre avec nos petites mains, ni même le projet social. Nous y sommes allés parce qu’il y avait un projet social qui consistait à dire : on veut accueillir, pas seulement mettre à l’abri et on veut accueillir des familles et des enfants et donc on a une responsabilité vis à vis de ces enfants. Ce n’est pas simplement : « il ne va pas pleuvoir sur ta tête ce soir, et tu vas avoir à bouffer dans ton assiette » non. « Tu pourras faire du chant, y a 3000 livres disponibles, on va faire venir des gens bizarres que tu ne vois jamais mais parce que tu es dans le 8e arrondissement de Paris, ils vont venir quand même et tu vas avoir l’occasion de les rencontrer » etc etc etc…

il y avait 300 personnes dans le centre et 35000 à la rue, chaque soir à Paris

Stan :

…et il y avait plein de trucs qui ne marchaient pas. C’était aussi un gros bordel, il ne faut pas imaginer un truc super bien organisé ou tout fonctionnait. Il y a plein de trucs qui n’ont pas marché. Ils y allaient à tâtons, mais le fait d’essayer déjà, c’est remarquable, je trouve.

Ce lieu complètement fou, cinématographique, qui mêle plein d’époques, un patrimoine français et une vieille histoire de France et qui hier hébergeait tous ces gens-là. Un aspect très symbolique , avec cette vieille église qui accueillait tous ces gamins (pour la plupart musulmans) mais était totalement désacralisée, devenu lieu de rencontre, avec des bouquins partout. Tu avais une famille de camerounais avec quatre gosses qui se retrouvaient dans l’ancien bureau du président directeur général de l’INPI. Double porte capitonnée, tu ouvrais et il y avait une famille. Il y avait le bureau du médecin de l’INPI avec encore la plaque « médecin » qui accueillait des migrants soudanais. Ce sont ces choses là qui étaient intéressantes aussi.

Edouard :

On est à la fois dans la revitalisation d’une valeur qui devrait être universelle, qui tout à coup prend corps même si elle reste anecdotique. Ce n’est pas la majorité, il y avait 300 personnes dans le centre et 35000 à la rue, chaque soir à Paris. La proportion est faible. Mais au moins c’est aussi l’illustration que les hébergés ne baissent pas les bras, ni ceux qui sont chargés de les accueillir quand ils ont une opportunité de le faire : ils ne se contentent pas du service minimum. Finalement il n’y a que le pouvoir politique qui se contente du service minimum et d’avoir coché les cases dans des tableaux Excel et se dit « c’est bon ils sont à l’abri ». Les gens qui y sont au jour le jour, eux, ont envie de bien faire. Parfois en se trompant, mais pas en restant immobiles.

Un jour ça ira, de Stan et Edouard Zambeaux. Documentaire. Sortie le 14 février.

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