Voyage of Time : le Monde selon Terrence

En guise de préambule, et avant même de se plonger dans le film en lui-même, impossible de ne pas évoquer le contexte dans lequel la majorité de ceux qui ont vu Voyage of Time ont expérimenté la dernière folie de Terrence Malick. Et le quatrième de ses films à sortir en six ans (on oublie pas que Song to Song arrive très bientôt et que Radegund est dans les cartons). Tremblez Woody Allen, Sono Sion et Hong Sang-soo !

Les cinéphiles de la France entière étaient donc gracieusement conviés hier à une projection événementielle de Voyage of Time à travers deux cent salles partout dans le pays. Une grande soirée qui sonne comme un moment de ralliement des cinéphiles de France et de Navarre, un totem cinéphilique qu’on afficherait fièrement et qu’on pourrait arborer en disant « Eh ouais, j’y étais mon p’tit gars« . Sûr que quelqu’un chez Mars Films s’est dit qu’on réagirait du genre : « Tu te souviens du soir où on est allés voir le docu de Malick en salles, pas comme ces cinéphiles en carton ? Nous on est des braves, des vrais. » Super, merci Hervé.

On se plaint déjà suffisamment régulièrement à longueur d’années du déséquilibre profond de la répartition de l’offre cinéma dans un pays qui comporte pourtant un nombre de salles que beaucoup de pays nous envient. L’auteur de ces lignes habite par exemple Lille, quatrième ville française et, il faut le reconnaître, l’une des mieux servies en termes d’offres de salles (trois cinémas dans le centre dont un multiplex, un art et essai et un « mixte », au moins cinq/six dans les communes alentour). Ce qui ne l’empêche pas de pester de temps à autre contre certains angles morts de programmation (sérieux, c’est quoi votre problème avec les comédies américaines si vous me lisez?). Alors imaginez le cinéphile qui habite Périgueux, Morlaix, Langres… ? Ou pire encore, celui qui habite à trente bornes de ces villes ?

On a depuis longtemps intégré la réalité de cette disparité pour des motifs économiques, c’est acté. Mais si l’exercice de la cinéphilie doit en plus désormais se doubler de contraintes d’horaires supplémentaires, on sera pas sortis de l’auberge. « – T’es allé voir le dernier Malick ? – Non, désolé, j’ai raté le dernier film de mon cinéaste préféré parce que j’ai une vie de famille, désolé« . Merci BEAUCOUP, Hervé.

The Circle of Life

Le cinéphile de Langres qui morfle, Terrence Malick n’en est cependant pas responsable. Lui poursuit tranquillement son exploration contemplative de la Vie, l’Univers et le Reste avec ce Voyage of Time qui ne dépaysera pas ceux qui arrivent à garder la cadence depuis The Tree of Life. Caméra fluide, goût pour les travellings et les contre-plongées, recours à la DV (dans une sorte de grand patchwork d’image venues du monde entier, un travail de collage participatif qui dénote avec l’image communément reçue du grand démiurge malickien), tout y est. Encore une fois le choix divisera entre les partisans de l’expérimentation visuelle et les détracteurs qui n’y voient qu’un style « Wallpaper 1920×1080 HD », mais au moins plus personne ne sera étonné.

Le film trace qui plus est le sillon des obsessions visuelles de Malick et de son amour des correspondances visuelles. Tout se structure autour de patterns visuels qui constituent en eux-même des effets de montage, des transitions de fondus qui permettent des variations d’échelle visuellement vertigineuses. Que ce soit dans la récurrence des formes circulaires ou des variations des motifs de fumées, tout constitue à l’écran une symphonie visuelle qui prend des allures d’expérience synesthétique.

On n’insistera jamais assez à ce titre sur le travail colossal accordé à l’immersion sonore, aussi essentielle que l’immersion visuelle. Les nappes musicales y contribuent pour beaucoup certes, qu’elles soient empruntées à Beethoven, Bach, Mahler, Haydn, ou composées par Simon Franglen ou Arvo Pärt. Mais impossible de ne pas non plus souligner le travail de mixage et de sound design, où chaque choix n’est motivé que par une chose : extirper le spectateur de son fauteuil et le plonger dans l’écran.

Dans l’espace inouï de l’amour

Tout contribue à englober le spectateur dans une bulle sensorielle, un tout englobant livré tel quel. Car loin d’être un poseur pontifiant, Malick encourage plus que jamais à une lecture active de son film. Il invite le spectateur à se promener dans l’image, à construire lui-même son propre parcours, sa lecture des choses, son interprétation philosophique. Tout n’est qu’une question d’expérience et il y a fort à parier que des uns aux autres, mais aussi d’un visionnage à l’autre, chacun s’attachera à l’un des motifs développés par Malick.

Autant que l’émotion qu’on peut ressentir en voyage Malick filmer la naissance de l’empathie (chez l’animal comme chez l’Homme), c’est surtout la quête de l’origine qui frappe immédiatement dans Voyage of Time. La séquence cosmogonique de The Tree of Life était centrée dessus, et Voyage of Time l’approfondit pendant une grande partie de ses quatre-vingt-dix minutes. L’utilisation esthétique des correspondances visuelles n’est pas qu’une marotte, elle lie entre eux le micro et le macro, l’infiniment grand et l’infiniment petit. Le cercle peut être en quelques plans une planète ou un lac vu du dessus. Une éruption solaire peut devenir un écran de vapeur au-dessus d’une coulée de lave sous-marine. Ou dans un des plans les plus étranges du film, un ovule en passe d’être fécondé peut être filmé comme un soleil en formation.

L’une des plus belles idées de The Tree of Life était de suggérer que le ventre d’une mère contenait en lui l’univers tout entier. Et la mère, incarnation de la grâce transcendante, s’y opposait à la figure du père, l’être de la triste contingence de l’existence. L’introspection malickienne, tout aussi intérieure qu’extérieure, s’ancrait autour de cette figure de la mère, désincarnée (jusqu’à son nom, jamais mentionné) pour mieux représenter l’origine du repère, aussi bien dans le sens biologique que géométrique (l’origine du repère orthonormé).

La Mère, dans Voyage of Time, n’est plus uniquement l’origine de la vie, mais l’origine du tout : l’origine de l’Univers, de la matière, du temps, ainsi que de la diégèse filmique. Souvent évoquée comme une simple incantation « whitmanienne » de la transcendance, la voix off de Cate Blanchett, exhortation permanente adressée à la Mère, renvoie à la recherche de l’Origine tout en servant de remerciement permanent. Exemple parmi tant d’autres des connexions qui lient les œuvres de sa filmographie, Voyage of Time est un pur objet de fétichisme malickien, qui ne prend sens que dans le mouvement actuel de son cinéma. Il faut accepter de ne pas tout saisir immédiatement, de voir quelques effets spéciaux franchement ratés, une voix off parfois encombrante et quelques passages un peu chelous de temps en temps (surtout dans le dernier tiers).

Relire Heidegger

Voyage of Time, dans sa démarche purement réflexive, est l’aboutissement du processus philosophique mené par Malick tout au long de sa carrière, et l’illustration la plus frappante de sa réflexion sur le monde. Une réflexion née de ses études à Harvard, où il croisa la route de Stanley Cavell (pas manchot quand il s’agit des grilles de lectures philosophiques du septième art) avec lequel il partage la même fascination pour la pensée de Wittgenstein et surtout d’Heidegger, que Malick traduisit lui-même de l’allemand lors de ses années de professorat au MIT.

Malick construit le rapport de l’Homme (et donc du spectateur) au monde sur le concept de l' »être-au-monde » (L’In-der-Welt-Sein dans la langue de Thomas Müller) d’Heidegger selon lequel l’être fait l’expérience du monde avant même de faire l’expérience de lui-même. C’est d’ailleurs le sens qui motive l’évolution (la radicalisation diront certains) de son cinéma ces dernières années, qui tend à se dépouiller du biais de la narration traditionnelle pour privilégier l’expérience empirique du monde et des choses, la plongée vertigineuse dans le grand « scheme of things« .

En quelque sorte, on peut voir dans la démarche de Malick ce qu’écrivait Heidegger dans Être et Temps : « Il est « illuminé » veut dire qu’en lui-même, en tant qu’être au monde, il est éclairé, non par un autre étant mais en ce qu’il est lui-même la clairière. Ce n’est qu’à un étant ainsi éclairé existentialement que l’étant là-devant devient tantôt accessible sous la lumière, tantôt caché dans l’obscurité« . Être non plus seulement dans et en-dehors du monde, mais le devenir entièrement.

C’est d’ailleurs au sens d’Heidegger qu’il faut comprendre le titre de ce Voyage of Time. Le « temps » ici ne suit pas l’écoulement chronologique des choses, mais comme une entité à part entière. Ce que cherche à explorer Malick, c’est bel et bien le voyage du temps au sens le plus littéral qui soit, et qui nécessiterait un approfondissement philosophique bien plus important que ce que l’on peut être capable d’avancer vingt-quatre ou quarante-huit heures après un unique visionnage. Car ce qu’on retient aussi de Voyage of Time, c’est qu’on en sort avec l’impression d’en apprendre un peu plus sur la Matière, tout en n’ayant saisi que 10% de ce qui se passe à l’écran. Vraiment, merci du fond du cœur, Hervé.

Voyage of Time de Terrence Malick, avec Cate Blanchett, 1h30

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