Le palmarès assez catastrophique d’hier confirme en tout cas une chose : les membres du jury en sont restés à une conception du cinéma dépassée et contestable : selon eux, le drame est forcément supérieur à la comédie et mérite bien davantage d’être récompensé. Comment expliquer autrement que Toni Erdmann ou Paterson, grands favoris et films drôlissimes, n’aient pu trouver aucune place au palmarès, alors que les drames, tous plus que sinistres les uns que les autres, (Moi, Daniel Blake, Juste la fin du monde, Baccalauréat, Personal Shopper, Le Client, Ma’Rosa) s’y taillent la part du lion, même si Baccalauréat ou surtout Le Client possèdent d’immenses qualités et méritaient certainement d’y figurer. On peut citer comme exemple extrême de cette tendance, en 2000, Dancer in the dark de Lars Von Trier où une jeune femme atteinte de cécité progressive se faisait en plus condamner à mort (n’en rajoutez pas). Pourtant l’édition cannoise 2016 pouvait et devait permettre un autre choix. C’est ainsi la complète responsabilité du jury de George Miller que de n’avoir pas pris acte d’un changement généralisé dans le cinéma d’auteur, et d’en être resté à une conception dévalorisée du cinéma. Cette année, une révolution avait lieu sous nos yeux, et cela, dans un aveuglement coupable, les membres du jury n’ont pas su le voir.
En effet, dans les films projetés en compétition dans la Sélection Officielle, certains, parmi les plus appréciés, les plus novateurs et donc susceptibles de recevoir des prix, présentaient des moments de comédie pure : mentionnons Toni Erdmann, le grand oublié du palmarès, avec entre autres sa réception « à poil » et son Yéti version Chewbacca ; Ma Loute était également de la part de Bruno Dumont une vraie comédie avec ses instants proprement hilarants (l’inspecteur Machin, à la silhouette de tonneau, produisant des bruits uniquement par les mouvements de son corps) ; Sieranevada ménageait des moments de pure cocasserie avec ses ballets de portes et ses secrets qui éclatent au grand jour. Le rapprochement de ces trois cinéastes est d’autant plus frappant qu’aucun d’entre eux ne s’est véritablement signalé par des œuvres d’un comique fondamental. Maren Ade se confinait au drame psychologique bergmanien avec Everyone Else ; Bruno Dumont a bâti une œuvre d’un sérieux abyssal, dont seul P’tit Quinquin, sa série télé, l’a extirpé ; quant à Cristi Puiu, ses précédents films, La Mort de Dante Lazarescu et Aurora ne faisaient pas à proprement parler dans la galéjade. On peut rajouter à cette petite triade d’auteurs confirmés Jim Jarmusch et son Paterson dont l’humour pince-sans-rire fait merveille dans les échanges entre Adam Driver, Golshifiteh Farahani et ses amis, et Paul Verhoeven qui, avec Elle, dynamite les conventions du film bourgeois français à coups de répliques et d’idées vachardes et politiquement incorrectes. Maren Ade, Bruno Dumont, CrIsti Puiu, Jim Jarmusch, Paul Verhoeven : aucun n’apparaît au palmarès.
Comme on l’entend dans Aquarius, « le rire est une affaire sérieuse ».
En parallèle, la tendance au mélo semble toujours aussi productive, ce qui a permis à certains d’être récompensés au plus haut niveau. Plusieurs mélos ou assimilés ont ainsi fait leur apparition cette année mais leurs ficelles étaient tellement prévisibles qu’ils nous ont consternés tout au long de la quinzaine cannoise. Mentionnons le désormais très connu Mal de Pierres de Nicole Garcia où tous les poncifs de la Qualité Française semblent réunis ; Loving de Jeff Nichols, défense militante et édifiante de l’amour interracial ; Moi, Daniel Blake, la Palme surcotée de Ken Loach, où les effets mélodramatiques (découverte de la profession cachée du personnage féminin, résolution finale de la procédure d’appel de Daniel Blake) se voient à dix mille kilomètres ; Juste la fin du monde de Xavier Dolan, où l’hystérie permanente et le filmage manquant de sobriété empêchent de compatir au drame caché du personnage principal ; Sean Penn, atteignant des sommets de nullité, dans The Last Face, sa romance sur fond d’organisations non gouvernementales. Seul dans cette catégorie, Pedro Almodóvar tient son rang avec Julieta en allant du mélodrame vers la tragédie, dans une ligne droite simple et véritablement émouvante.
On semble assister à une certaine lassitude des auteurs qui ne parviennent plus à revivifier leur cinéma avec les effets attendus du drame. En revanche, le comique leur offre une gamme d’émotions inexplorée par eux. L’imprévisibilité nourrit davantage le cinéma. Le comique permet de dynamiter les conventions sociales alors que le drame les conforte très souvent. Pour autant, ne nous méprenons pas, nous adorons le mélo mais le vrai mélo, le vivifiant, l’émouvant, le bouleversant, l’humain, l’imprévisible, celui des Lumières de la ville, du Lys brisé, des films de Douglas Sirk, Vincente Minnelli ou de Rainer Werner Fassbinder, celui où les personnages se heurtent à la fatalité de leur destin.
Que dire de cet état de fait ? Dans notre monde dominé par la crise financière, la paranoïa face aux gouvernements et aux systèmes d’information et, last but not least, le terrorisme, les spectateurs ont réellement besoin d’une soupape de sécurité, l’humour, si bien nommé « la politesse du désespoir ». Les auteurs, également citoyens du monde et forcément aussi sensibles, sinon plus, à ses soubresauts, s’en sont rendus compte et sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à pratiquer le mélange des genres, renouant avec la tradition shakespearienne. Cannes 2016 aurait pu être la belle occasion de prendre acte de cette nouvelle situation de création. Il suffisait de mentionner dans le palmarès que les films les plus profonds de ce festival étaient aussi les plus drôles. Cette révolution se trouvait largement au-dessus des schémas de pensée des membres du jury et c’est vraiment dommage.
Le palmarès du 69e Festival de Cannes
- la Palme d’or à Moi, Daniel Blake, du Britannique Ken Loach
- le Grand Prix à Juste la fin du monde, du Canadien Xavier Dolan
- le prix de la mise en scène ex aequo au Français Olivier Assayas (pour Personal Shopper) et au Roumain Cristian Mungiu (pour Baccalauréat).
- le prix du scénario à l’Iranien Asghar Farhadi pour Le Client (Forushande)
- le prix d’interprétation féminine à Jaclyn Jose, pour son rôle dans Ma’Rosa, du Philippin Brillante Mendoza
- le prix du jury à American Honey, de la Britannique Andrea Arnold
- le prix d’interprétation masculine à Shahab Hosseini, pour son rôle dans Le Client (Forushande), de l’Iranien Asghar Farhadi
- la Caméra d’or à Divines, premier long-métrage de la Franco-Marocaine Houda Benyamina (Quinzaine des réalisateurs)
- la Palme d’or du court-métrage à Timecode, de l’Espagnol Juanjo Gimenez, ainsi qu’une mention spéciale du jury pour le Brésilien Joao Paulo Miranda Maria, pour La Jeune Fille qui dansait avec le diable.