On avait quitté Kiyoshi Kurosawa il y a un an sur le Territoire de Belfort où l’on était revenus sur le tournant évident qu’avait pris son œuvre depuis quelques années. Il se disait alors que les catastrophes du 11 septembre 2001, puis de l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima avaient poussé le cinéaste à réfléchir sur « la catastrophe ». Celle qui poursuivait jusque là sa filmographie. En cherchant plus de légèreté, Kurosawa se veut plus responsable. Il a vu ces jours-là se produire ce qu’il imaginait avec une certaine espièglerie jusqu’ici. Ces drames l’ont poussé à réfléchir sur lui-même et sur son travail. Nous n’avions pas encore vu Vers l’Autre Rive qui se préparait pour le Festival de Cannes 2015, mais le déroutant Seventh Code, tourné en Russie, inquiétait vis-à-vis de l’aptitude du cinéaste à se renouveler et surtout à imposer ses choix artistiques dans une industrie cinématographique nippone un peu mal en point.
Nous voila rassurer avec la sortie en salle de Vers l’Autre Rive. S’il ne s’agit pas là d’une œuvre majeure du cinéaste, son dernier film se situe tout de même à un autre niveau que sa parenthèse J-Pop. Le regard apaisé encore timide jusque là qu’on avait découvert ces dernières années à travers son œuvre s’impose ici définitivement. Dans Kairo ou Tokyo Sonata, l’angoisse provenait de l’absence bien plus que de la disparition. Les morts se sont depuis réconciliés avec les vivants et vivent aujourd’hui en harmonie. Peut être n’avions nous pas vu effectivement de si touchante ghost love story depuis la sortie de Truly Madly Deeply en 1981. Si Kurosawa n’est pas de ces cinéastes qui citent frontalement les films qui l’ont construit en tant que cinéaste, il ne cache pas être un cinéphile boulimique piochant parfois dans ses souvenirs pour construire ses propres œuvres. Si le film de Minghella eut à l’époque un relatif succès public et critique, il semble aujourd’hui quelque peu oublié. Les liens qui nouent pourtant ces deux films donneraient une excellente raison de revoir le premier, ou d’imaginer un double programme pour faire dialoguer ces œuvres romantiques. Le schéma, celui d’une jeune veuve toujours éperdument amoureuse d’un homme qu’elle a aimé et trop tôt disparue, est le même. Tout au long du trajet qu’il lui faudra pour tourner la page, la jeune femme se confrontera là avec une ancienne maitresse, ici avec des vieux amis de passage. Mais si l’on doit voir une parenté entre les deux films dans c’est dans cette volonté de rendre le fantastique quotidien, jusqu’a l’effacer pour mieux rendre l’étrangeté du réel.
C’est peut-être pour cette raison que le cinéaste pousse, bien plus que dans ses autres œuvres, sa mise en scène vers une théâtralité assumée. Qu’il s’agisse du travail sur la lumière, sur le jeu des comédiens ou même encore la scénographie des cadrages, tout nous rapproche du rapport aux planches de l’art dramatique. Pourtant nous sommes bien loin du théâtre filmé, pente dangereuse ayant fait trébucher nombre de cinéastes. Non : s’il convoque le théâtre, c’est pour donner à son récit une certaine réalité dont l’art cinématographique tend, par nature, à éloigner. Si les surréalistes se sont jetés corps et âme dans l’expérimentation du cinéma, c’est bien que les fantômes qu’ils poursuivaient s’y trouvaient. C’est donc assez logique que pour permettre aux spectres d’accéder au monde des vivants, Kurosawa utilise les leçons de la mise en scène théâtrale pour effacer l’écran et donner l’opportunité à deux mondes qui évoluaient jusqu’ici en miroir de marcher côte à côte. Est-ce un hasard si les sources de ces deux mondes se joignent au pied d’une cascade ? Le couple se décompose et réapprend à vivre, à laisser derrière lui le passé, les petites mesquineries et les écarts de conduite.
Pas un hasard si pour introduire la fin de son récit, Kiyoshi Kurosawa décide de poser sa caméra dans une sorte d’étable, où le spectral amant expose ses réflexions sur l’existence. La vie est un événement qu’il ne s’agit pas de sacraliser, puisqu’étant tout relatif. À l’image de son personnage s’adressant à son auditoire pour lui expliquer la théorie de la relativité, le cinéaste s’adresse au spectateur. À l’approche du dénouement, le cinéaste interroge le spectateur sur sa propre condition et sa place dans l’univers. Cette scène des plus étranges emmène le film au-delà d’une réflexion sur la longévité d’une histoire d’amour et la difficulté du couple : le cinéaste y exprime bien plus son stoïcisme face à la très probable disparition de notre monde. Un retour en fait de la scène originelle, cette obsession qui le poursuit sur l’importance, à ses yeux, de la destruction, sans laquelle il n’y a pas de renaissance possible. Mais il n’est pas interdit de voir dans ces dernières minutes une réflexion sur le cinéma. La science partant des concepts théorisés par Albert Einstein a émis l’hypothèse de l’existence d’autres dimensions. Or le cinéma, plus que tous les autres arts, est celui qui offre au public la possibilité de découvrir d’autres mondes. Vers l’autre rive se montre alors pour ce qu’il est, son film le plus théorique. Les motifs les plus importants rappellent la fabrication du film : c’est après avoir couché ses prières sur le papier que la jeune femme fera apparaitre son amant. Mais pour terminer le film, il n’y aura pas d’autre choix que de détruire ces prières. Si la mort est dans Vers l’autre rive toujours associée à l’ombre d’un oiseau, ce dernier sera aussi associé aux flammes détruisant le manuscrit : L’objet filmique devenu phœnix. Une belle métaphore en quelque sorte de l’acte de création filmique, et peut-être le début, pour Kurosawa, d’une nouvelle orientation artistique.
Pour poursuivre sur cette réflexion du film sur le cinéma, on peut répéter une généralité, à savoir que le cinéma épouse parfaitement les métaphores monstrueuses : les zombies, les vampires et a fortiori, peut-être même plus simplement, les fantômes. Vers l’autre rive et ses fantômes du quotidien se prêtent donc à leur tour à la métaphore cinéphile, d’autant que le film esquisse les différentes facettes d’un personnage comme plusieurs scénarios ou amorces de films possibles (et ce défaut, ce découpage en épisodes souvent noté comme une faiblesse et inhérent au texte dont le film est l’adaptation, pensé ainsi, n’en est plus tout à fait un) et fait apparaître l’invisible à l’écran (en l’occurrence nos émotions ou nos fantômes). Quelque soit la rive où l’on se place, on ne peut que contempler l’écran, le reflet, le spectre que nous propose Kurosawa et qui nous fait face.