« Después de Lucia », Mexican Cake vs. American Pie

Depuis la disparition de Lucia dans un accident de voiture, son mari Roberto et sa fille Alejandra ont décidé de prendre un nouveau départ. À Mexico, où ils s’installent, Alejandra intègre un lycée en cours d’année. Elle devient bientôt le bouc émissaire de ses camarades. Les brimades et les violences vont crescendo, cependant qu’Alejandra, pour ne pas soucier son père, s’astreint à subir en silence…

Mercredi 12 septembre

Cher journal,

Je sors de la projection de Después de Lucia, le film dont, à Cannes, tout le monde m’avait dit le plus grand mal. 

D’où vient que celui-ci me déconcerte tant (comme peu à vrai dire depuis le Kinatay de Brillante Mendoza) ? Que son dernier plan me cloue, un temps, au fauteuil ? 

Et plus généralement, que penser du second long-métrage de Michel Franco, lauréat cette année à Cannes du prix Un Certain Regard ? Au fil des heures, une évidence s’impose : Después de Lucia ne passe pas. Comme l’impression d’avoir un truc sur l’estomac, de ne pas être descendu du bateau dans lequel se clôt le récit. 

Il faudra, avant d’y voir plus clair, laisser le souvenir de la séance se décanter. Une fois n’est pas coutume, et plutôt que de m’attaquer illico à sa critique, je me bornerai à noter, au jour le jour, les réflexions que le film m’inspirera.

Jeudi 13 septembre

Parlons peu, parlons bien. On m’avait parlé d’une tarte au sperme. (À l’occasion de l’anniversaire d’Alejandra, ses camarades lui préparent un gâteau, qu’ils la forcent à manger, avant de lui en tartiner le visage.) En guise de tarte au… (je ne peux pas l’écrire une deuxième fois : je ne suis pas chroniqueur pour vice.com), un gâteau certes peu engageant, et aux ingrédients douteux, mais rien qui, à vrai dire, permette d’y voir du… enfin, vous voyez. Un film générant de telles interprétations (presque une légende urbaine, à l’échelle cannoise) peut-il fondamentalement manquer d’intérêt ? Ce qu’énonce la séquence en question, c’est peut-être, en fin de compte, que Después de Lucia est l’anti teen movie par excellence : Mexican cake American Pie.

Lundi 17 septembre

Comment traiter du film dans les colonnes de Cinématraque ? Plutôt qu’un « pour / contre » façon Télérama, l’idée d’un « pas trop pour / franchement contre » serait-elle plus appropriée ? Je procède à un petit sondage parmi les rédacteurs. Anne-Cécile a trouvé le film dégueulasse. Quant à Dzibz, n’ayons pas peur des mots, il le juge carrément… dégueulasse.

Mardi 18 septembre

Michel Franco, disciple revendiqué de Haneke, le Père Fouettard du cinéma contemporain. Du genre à ramasser ses peaux mortes au saut du lit pour les cuisiner le midi ? A noyer tout le monde à l’écran, avant d’accuser son public de non-assistance à personnages en danger ?

A Cannes, en mai dernier, la perspective de découvrir un Haneke répondant à l’intitulé programmatique d’Amour en faisait sourire certains (comme si Dahan se lançait dans un biopic de Pessoa avec Dubosc dans le rôle-titre – il se trouve qu’en l’occurrence nous avions tort de douter : Amour est une merveille, nous y reviendrons prochainement), tant perce plutôt, chez l’auteur, la tentation de suppléer à une autorité, un dessein comparable aux projections du programme Ludovico d’Orange Mécanique.

Le cinéma comme spectacle édifiant et expédition punitive ? Tremblez, béotiens de l’image ! Ce que confirmait Funny Games US (probablement le pire film de son auteur), c’était évidemment l’urgence d’une éducation à l’image – sans quoi Haneke s’en chargerait lui-même.

Mercredi 19 septembre

Plein la gueule : c’est un peu le programme d’un certain cinéma mexicain contemporain. Il n’y a qu’à songer au récent Miss Bala (Gerardo Naranjo) qui, en termes de violences et d’humiliations (à l’encontre d’une femme, déjà), n’a pas grand-chose à envier à Después de Lucia

Franco en appelle d’ailleurs au contexte mexicain pour justifier la tonalité de son film. (« Nous vivons aujourd’hui au Mexique une sorte de guerre civile, et il n’est donc pas étonnant que j’aie fini par réaliser un tel film – cela s’est fait de manière très naturelle car je vis dans un pays lui-même très violent »). Admettons.

Samedi 22 septembre

Michel Franco parle de son film comme d’un « glissement de terrain« . Mais alors un glissement dont les coordonnées auraient été préalablement définies, soigneusement répétées. Inadéquation flagrante entre le fond et la forme, dont le côté fabriqué, parfois forcé, transparaît à chaque instant ? Insistante, la symétrie entre le plan d’ouverture et celui qui clôt le film (deux longs travellings embarqués – le premier, à l’arrière d’une voiture, le second, à bord d’un bateau) ; paradoxalement ostensible, le travail du hors champ – procédé hanekien s’il en est – qui relègue un viol derrière la porte close d’une salle de bains, jusqu’à couvrir les possibles plaintes de sa victime d’un vacarme de musique et de conversations.

Outre son brio formel (évident), Franco est-il plus que la somme de ses influences, et ses films, plus que des notes d’intention mises en image ?

Lundi 24 septembre

Bullying (harcèlement scolaire) et sexting (partage de contenus sexuels via smartphones) : le jour même où je voyais Después de Lucia, je finissais d’écrire sur The We and The I, le dernier film de Michel Gondry. De fait, les deux oeuvres partagent un certain nombre de préoccupations : rapport de l’individu au groupe, des teenagers à l’imageA cette exception près que, chez Gondry, le caractère programmatique de l’ensemble se voyait débordé, joyeusement contaminé par l’humain.

Mardi 25 septembre

L’exercice est régulièrement pénible, et semblera à certains d’une parfaite gratuité. Il n’empêche qu’à aucun moment Franco ne se range du côté des tortionnaires. L’insistance du récit peut agacer ; la rigueur du regard porté sur celui-ci, en revanche, n’est jamais battue en brèche.

Mardi 2 octobre

Et si le film valait avant tout comme parabole de la mécanique grégaire par laquelle un groupe assied sa cohésion en excluant l’un de ses membres ? Une mécanique d’une radicalité folle, dont certains spectateurs se seront empressés de contester la crédibilité (qu’il s’agisse de la violence exercée par le groupe sur la jeune fille – jusqu’à son éradication, symbolique du moins – ou du fait que celle-ci ne se révolte pas, se contentant de courber l’échine), comme peut l’être, précisément, un processus génocidaire. Mécanique d’autant plus dérangeante que, loin de se déployer dans l’Allemagne d’avant-guerre, celle-ci prend place de nos jours, dans une société aux structures à priori démocratiques, et dans un milieu « éduqué ».

Et si le revers de la mortification que, par son silence et sa passivité, Alejandra s’impose, valait pour l’accomplissement – à la logique certes retorse – de son deuil ?

Mercredi 3 octobre

Je crois que j’aime Después de Lucia. Comment expliquer qu’au forceps, le film emporte mon adhésion, alors même que les procédés qu’il emploie me laissent en général pour le moins dubitatif ?

Hold-up réussi (par Michel Franco), faiblesse passagère (de ma part) ? Je voudrais citer Bresson, mais sur ce coup-là, je ne peux que m’en remettre à Éric et Ramzy – nous ne voyons pas d’autre explication.

Después de Lucia, de Michel Franco, avec Tessa Ia, Hernan Mendoza, Gonzalo Vega Sisto, Mexique, 1h43.

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11 thoughts on “« Después de Lucia », Mexican Cake vs. American Pie

  1. Moi c’est clairement l’aspect « vendeur » qui me dépasse, l’aspect père-la-morale, l’aspect « projetez ce film dans vos classes le monde s’en verra grandi ». Le film me fait l’effet d’une pub violente sur la prévention des accidents de la route. C’est un extrême, écrit de façon manichéenne mais se réclamant réaliste. Ca n’est pas du cinéma, c’est une pub.

    L’argument du « oui mais ça arrive » ne tiendra à mes yeux jamais debout. Oui, ça arrive. Mais c’est bien plus pernicieux que Franco nous le montre. C’est beaucoup plus dans la tête, beaucoup moins filmable, ou alors en s’éternisant bien plus sur les plans (c’est en ce sens que je ne suis pas totalement d’accord avec le commentaire d’Anne-Cé, j’ai pour ma part vraiment trouvé le film éprouvant, ne laissant aucun répit).

    Facile, détestable. Et pourtant j’ai une photo de moi avec le réalisateur.

    1. Je crois qu’on ne voit pas la même chose dans le film… Je n’y vois en aucun cas un manuel de prévention contre le harcèlement – ou alors en surface -, mais plutôt un film sur le deuil, sur la violence de certains rapports sociaux – le silence n’étant pas la moindre.
      Par ailleurs, éprouvant, le film l’est assurément. Facile, en revanche, je ne suis pas d’accord…

      1. Donc le film te paraît métaphorique ? Une métaphore du deuil et de la difficulté du vivre ensemble ? OK, alors j’ai peut-être, la faute à l’amoncellement de projos cannoises, zappé cet aspect. Seulement, la métaphore, dans mon esprit, ça n’est pas trop « gros sabots » en général, quand c’est bien fait.

        Quant à la facilité que je dénonce, elle est sous-jacente à ce manque de finesse que j’ai pointé lors de mon visionnage qui, encore une fois, s’était fait dans des conditions cannoises.

        MAIS JE CHANGERAI PAS D’AVIS.

          1. JE SUIS FORMEL.

            Les mecs disent même qu’ils ont « mis du temps à la fabriquer ».

            Je propose le sondage Facebook.

  2. j’avais bien envie de voir le film
    mais en lisant le commentaire de Anne-C… en fait non
    Qu’on traite du sujet d’un groupe qui maltraite un individu ok mais être dans la simple constatation c’est comme entériner ce fait, sans porte de sortie. Encore un personnage passif. Enfin bon je pense que ce film me traumatiserait parce que ça ressemble à beaucoup de choses que j’ai vu et que je vois encore.
    Et ça me met en colère qu’on créé des personnages de victimes passives. Alors que la survie est possible, qu’une imagination est à mettre en oeuvre. Ce genre de point est complice du groupe.
    Je prefère A gun for Jennifer.

    1. Je ne partage pas les vues d’Anne-C sur le supposé voyeurisme du film (le film de Seidl, cité dans son commentaire, l’est pour le coup vraiment, et infiniment plus choquant, pour le regard complaisant et régulièrement méprisant qu’il porte sur ses personnages) ; Después de Lucia est tout sauf un film agréable mais, au-delà de la passivité du personnage, le cinéaste ne se rend à mon sens jamais complice du groupe, et la question de la possibilité de la survie est moins tranchée qu’il n’y paraît…

  3. Tu sais ce que j’en pense mais honnêtement, je ne vois pas d’intérêt dans un film pareil qui, sous couverture de « film d »auteur », n’est qu’un prétexte pour torturer son actrice par les pires humiliations. Non, je refuse de dire que ce film est un film « d’auteur » et non, il n’est pas réussi pour plusieurs raisons. Son rythme est trop lent, beaucoup trop, clairement, j’avais envie de mourir et prier pour que la fin du film arrive. Deuxièmement, c’est quoi l’intérêt de faire un film voyeuriste? Michel Franco se branlait pendant qu’il filmait ou quoi? Troisièmement, tous les personnages de Franco se ressemblent (coup d’oeil à son premier film et c’est la MEME chose) donc je ne peux m’empêcher d’y voir là un sérieux manque d’honnêteté intellectuel : il se fout de la gueule de qui là Michel? En résumé, crédibilité : 0. Je pense trouver à peu près autant de qualités à ce films qu’à Paradis : Amour de Seidl, c’est dire le niveau. Pour conclure, je ne recommanderais pas ce film, par féminisme très certainement vu la misogynie ambiante (et que Franco aille pas nous faire croire que le Mexique actuel justifie un propos aussi scandaleux).

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