Une Palme redorée pour The Tree of Life de Terrence MALICK

The Tree of Life, toute une vie pour dire qu’on ne pourra jamais faire face à la perte.

Contre toute attente, mais surtout très en deçà du niveau d’appréciation faisant écho à une telle récompense, The Tree of Life de Terrence Malick a reçu la Palme d’Or du Festival de Cannes l’année dernière (2011).

On m’avait prévenue que ce film était étrange, et qu’il flirtait à la fois avec le vide et le trop-plein de l’immensité cosmique. Alors, pour ceux que les questions de la vie, de la mort mais surtout du deuil intéressent (rien que ça), je voudrais partager ce qui m’a tellement touchée dans cet Arbre de la Vie, en commençant par mentionner les réactions observées lors de sa projection en salle : à la fin de la séance, les trois-quarts des spectateurs avaient déserté les lieux, lassés ou énervés, déçus ou juste profondément ennuyés… Donc, gageure.

La vie arrachée, retour aux racines de l’ineffable.

Le film débute par l’annonce de la mort « du frère » ; les deux parents accusent l’horrible nouvelle, sans que nous puissions saisir les circonstances exactes de cette perte. Cette scène n’a duré que quelques instants, mais nous y restons longtemps accrochés, suspendus à l’attente de l’information qui nous échappe : la cause, le pourquoi de la mort.

Est-il utile de préciser que nous ne connaissons jamais les causes d’une mort, telles que nous les interrogeons en réalité  ? Est-il nécessaire de rappeler que si le « comment » donne toujours lieu à des réponses aussi confuses, c’est  parce que la question fondamentale du « pourquoi » se dissimule (très mal) derrière ce besoin de savoir ?

Les premiers moments du film surprennent et dérangent : de très longues images accaparent l’écran, avant même que le récit ne débute. Un mélange de Yann Arthus-Bertrand et de ces figures qui s’entrelacent sur votre écran de veille,  en alternance avec des bribes de Microcosmos ou Genesis.

Quand vous apercevez, plus tard, les dinosaures qui débarquent, et la course d’un spermatozoïde  dans les profondeurs d’un océan, vous commencez à saisir l’évidence : on vous parle de l’apparition de la vie et de la naissance à soi, comme dans un espace-temps précédant celui des mots. Vous avez plongé dans l’abîme de l’ineffable, où le langage s’est perdu.

En effet, quand la mort survient et que le cadavre est mis en terre, c’est l’afflux des souvenirs d’une part, mais aussi, d’autre part, l’effondrement du symbolique. L’enterrement a sonné le glas des signifiants et des significations. C’est ce paradoxe qu’il faut commencer à affronter : tenter de retrouver l’origine de la perte comme pour essayer de la définir, mais sans mots. Il s’agit de s’arracher aux explications qui disent dans des signifiés (résonant comme des sons désormais incompréhensibles) que l’absence sera définitive.

Notre mémoire cherche alors ces images invisibles pour les yeux, Terrence Malick  tâtonne avec nous, et emplit nos rétines de ce que notre bouche ne pourra jamais prononcer. C’est avec la force du désespoir que ces couleurs, qui prennent vaguement forme pour se déformer aussitôt, hanteront nos esprits ; si elles ne peuvent nous donner une intuition de ce que signifie la disparition, alors elles doivent dire l’apparition, comme pour trouver le moyen de signifier l’être du non-être.

La mort ou le surgissement d’une vie figée dans l’éternité de ce qui l’a mise en deuil.

Suite à quelques plans montrant la douleur des parents frappés par la nouvelle,  le narrateur adulte revient sur toutes les scènes de son enfance illustrant le malaise profond vécu par sa fratrie. Cette  éducation qui avait des allures de dressage, et l’emprise de ce très bon père, se présentant en permanence comme le relais de la parole divine, et qu’il faut donc absolument aimer. L’histoire de cette famille révèle peu à peu la violence tacite imposée par l’impératif de croyance en l’incompréhensible ; foi aveugle en ce qui ne trouve de visage que dans la douceur d’une mère, elle-même soumise à une autorité se posant comme transcendante.

Le narrateur nous plonge au cœur de ce quotidien, où l’affection parentale se confond avec la possibilité d’un au-delà. Il décrit la torture de nombreuses années où éducation et  religion vivent un mariage de raison aussi aberrant que douloureux. Il évoque toutes ces choses qui vous dé-préparent à la mort dans la violence de son surgissement, en la posant comme toujours déjà présente, et donc a priori dépassable. La mort n’est jamais réellement envisagée comme un évènement susceptible de déchirer la trame du présent, elle est l’occasion de mythes parlant de résurrection et  d’immortalité. La mort possède avant tout un caractère sacré, elle reste donc idéalisée et appréhendée comme concomitante à l’existence d’un Dieu omniscient qui l’a mise au monde comme la manifestation essentielle de son existence.

Cette  enfance, que l’on découvre, au fur et à mesure, comme dramatique, voire tragique, nous fait perdre de vue la raison de ce flash-back interminable, fait de détails de plus en plus troublants. Saurons-nous enfin ce qui s’est exactement passé au moment de la mort, et comment a été vécu le deuil qui s’en est suivi ? Non…

Mais si, justement ; ce que nous comprendrons, c’est que le deuil est avant tout l’émergence de la multitude des marques et des traces que toutes les années ayant précédé la disparition ont laissées. Il n’y a que la vie inscrite en nous pour nous donner l’intuition de ce que représente la perte signifiée par la mort.  La béance de l’irréversible figure la perte de tout ce que nous ne vivrons jamais ; elle dit l’absence définitive de ce que nous n’avons jamais reçu, ou été incapables de construire, à défaut d’une vie qui nous aurait donné la force et les moyens de le faire.

La destruction progressive que cette  enfance malmenée a opéré se révèle avec acuité dans le travail impossible du deuil. Nous découvrons cet homme d’affaires dans sa difficulté insoluble à vivre, non pas cette mort – qui ne se vit jamais -, mais le brouillard de son histoire, qui le fige dans son mal de vivre en tant qu’adulte. En effet, c’est la misère produite par cette enfance, plus que la mort elle-même, qui est à l’origine de cette douleur sourde dont il ne peut faire le deuil. Et, vu sous cet angle, le deuil n’a pas de fin possible.

L’anéantissement ressenti face à l’absence du proche, qui de surcroît a partagé cette histoire,  n’est qu’un révélateur de ce qui  reste à vivre dans cette vie toujours déjà endeuillée d’elle-même.

The Tree of Life

J’ai  le sentiment que c’est avec la précision et l’exactitude d’un chimiste, qui sépare les éléments qui sont à l’origine d’une matière donnée, que Terrence Malick a réécrit l’équation disant le passage toujours symétrique des fondamentaux qui composent en décomposant,  la vie, la mort ou toute autre perte – et le deuil. Les particules élémentaires sont des morceaux de cette histoire, où les marqueurs sont déterminés par la finalité des relations engagées, et le contenu des charges affectives qui les sous-tendent.

L’association que le réalisateur met en place entre les origines insondables de la dimension cosmique et l’intériorité du sujet en construction, entre la croyance religieuse et l’investissement affectif, et bien sûr entre histoire passée et vécu du présent, souligne la fluidité du passage des éléments. Elle montre que ce qui permet à la fois ce qui construit et ce qui détruit réside dans le déplacement toujours possible des attentes, des désirs, des remords et des regrets.

The Tree of Life est un chef-d’œuvre qui mêle le visible et l’invisible, et tente l’entrelacement impossible entre la narration au détail près et l’ineffable. La mort est une nouvelle naissance au soi manquant ; la vie est un deuil perpétuel de cette mort, qui se dit toujours déjà en nous, avant de surgir dans la violence de ce qu’il ne fallait pas dire.

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10 thoughts on “Une Palme redorée pour The Tree of Life de Terrence MALICK

  1. Première fois que je n’arrive pas à lire un post de ce merveilleux site jusqu’au bout… Pas assez méchant ?

    J’étais curieux de voir ce film maintenant j’en ai peur… allez comprendre !

  2. « Ces choses qui nous dé-préparent à la mort dans la violence de son surgissement »
    Il y tellement dans cette phrase sur nos croyances, nos déceptions, nos fantasmes, nos résignations, nos imaginaires, nos renoncements et nos espérances en ce qu’ils sont conscients autant qu’inconscients que l’on ne sait s’il faut la relire, cette phrase ou plutôt l’oublier, la négliger ou peut être la laisser de coté, au cas où.
    Le déjà endeuillé résonne avec le déjà-là de Ricoeur.
    Hava a tout dit.

  3. Je répondais d’abors à John sans avoir vu ton commentaire… J’ai aussi ressenti ce dont tu parles par certains moments et je m’en suis un peu moquée en parlant de Yann Arthus… Mais me concernant, le reste m’a tellement envahie et marquée que j’en ai oublié ces moments de « désagrement »… Ta remarque justifiee en elle même est ce qui a inspiré mon « 2 étoiles » dans la note CINEMA…

  4. Merci! Un film est tellement souvent beaucoup plus qu’un film… Et le commentaire que nous en faisons est à ré-interpreter longtemps.. Telle est je crois la marque de ce que nous pouvons appeler « un grand film ».

  5. Très belle critique même si, pour ma part, j’ai détesté ce film : pompeux, maladroit à la limite du ridicule et ennuyeux comme un bonnet de nuit.
    Imposer aux spectateurs le plan fixe d’un tas de feuilles mortes avec un dinosaure en pâte à modeler qui passe dans le fond, pendant 17 minutes et demi, c’est plus, selon moi, du pur foutage de gueule qu’un appel à la réflexion philo-mystique.

  6. Merci pour ce texte, pour cette approche du cinéma et pour cette envie que tu me donnes de regarder ce film dans les prochaines heures =)

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