Memories : Otomo à tout moment

Il y a deux ans en plein été déjà caniculaire, le monument de cinéma d’animation Akira ressortait au cinéma, pour le plus grand plaisir des cinéphiles les plus jeunes qui n’avaient pu le découvrir en salle, et des plus âgés qui ont pu le revoir avec des yeux nouveaux. Rebelote cet été puisque le distributeur Eurozoom et l’éditeur Dybex catapultent un autre projet pharaonique du grand Katsuhiro Ōtomo : Memories, originellement réalisé en 1995.

Le long-métrage est une anthologie composée de trois oeuvres distinctes, produite par les célèbres studios d’animation Mad House et Studio 4°C, auxquels on doit (entre autres) les films de Satoshi Kon et les premiers Hosoda ainsi que ceux de Masaaki Yuasa et plus récemment ceux d’Ayumi Watanabe. Chacun des trois segments est relié aux autres par la figure tentaculaire, monstrueuse et géniale de Katsuhiro Ōtomo, qui s’il n’est réalisateur que sur le dernier segment est à l’origine de chacune des histoires mises en scène ici.

Si vous n’êtes pas déjà convaincus de vous jeter dans votre cinéma le plus proche le plus voir, sachant qu’il est diffusé dans plus de 70 villes et qu’il n’était jamais passé sur grand écran en France avant aujourd’hui, laissez-nous vous convaincre. Avec des arguments intelligents, profonds, travaillés :

Memories, c’est INIMAGINABLE. INCROYABLE. UNE FOLIE.

Fin de l’article.

Non mais comme on est payés à la ligne (un mensonge, on n’a pas d’argent), tâchons d’en dire un peu plus mais trop pour vous encourager à vous faire une bonne séance de ciné bien mortelle avant la rentrée. Pour cela, prenons chaque segment dans l’ordre.

Magnetic Rose

« See you, space cowboy »

Le premier segment est inspiré d’une oeuvre d’Otomo d’une trentaine de pages, et ici transformée en un film de quarante quatre minutes du réalisateur (surtout connu comme animateur) Koji Morimoto. La direction artistique ainsi que le scénario sont signés de Satoshi Kon, surtout connu comme un génie absolu de l’animation et du cinéma en général, reviens mec putain t’es mort trop jeune. C’est ce segment qui donne d’ailleurs son titre au film d’anthologie, puisque le titre anglophone du récit d’Otomo est Memories. Autrement dit les souvenirs, la nostalgie, la mélancolie, les images rémanentes qui s’inscrivent sur la rétine qui sont nos véritables fantômes de tous les jours

A la frontière entre Alien, Solaris et Cowboy Bebop, « Magnetic Rose » raconte comment des éboueurs de l’espace – oui ils ont beau être dans l’espace ce qui fait un peu classe, ce sont des membres de la classe ouvrière et c’est important au vu du monde inconnu qu’ils explorent dans le film – reçoivent un signal de détresse provenant d’une épave de station spatiale. Là-bas, ils tombent sur… Je ne veux pas trop en dire. Dans la station, les héros sont confrontés à une structure à l’air tout aussi organique que mécanique, qui par endroits génèrent des visions tantôt suscitant l’émerveillement (un palace décoré façon aristo 19ème siècle), tantôt l’effroi. Il s’agit véritablement d’un film de fantômes mais version cyberpunk, avec tout ce que cela implique de noirceur et de tristesse.

Si ce premier segment est un peu lent à démarrer, une fois que l’action commence on est pas loin du chef d’oeuvre. On voyage du sublime qui coupe le souffle et donne le vertige vers l’épouvante et le dégoût, l’animation est à tomber le cul par terre puis se relever pour retomber le cul par terre parce que putain ça en jette, la musique – qui combine des éléments de l’opéra Madame Butterfly avec des compositions de l’adulée Yoko Kanno (on vous avait dit que Cowboy Bebop n’était pas loin) – est enivrante et d’une richesse folle, se baladant du classique jusqu’au jazz dans ses derniers accords…

Vraiment, c’est une gigantesque frappe. Et on perçoit évidemment les débuts du cinéma de Satoshi Kon dans ce travail qui préfigure certaines des visions les plus emblématiques de Paprika. Rien que pour cela, ça vaut le prix du ticket. Et ceci n’est pas une invitation à relancer le débat sur le coût du cinéma en France.

Stink Bomb

insérer ici blague sur manger des haricots et faire prout

Ce récit signé Otomo et réalisé par son comparse Tensai Okamura s’inspire d’un fait divers : une femme nommée Gloria Ramirez est transportée à l’hôpital à cause d’un cancer. Suite à un emballement de son rythme cardiaque, son corps se met à émettre une odeur non identifiée qui cause l’évanouissement des personnels de santé qui l’entoure. Le mangaka et cinéaste japonais s’est emparé de cette histoire et en a fait une espèce de farce totalement farfelue, dans laquelle il dose l’humour noir comme ta grand-mère quand elle te fait à bouffer : ça déborde de partout.

Dans sa version, Otomo raconte l’histoire d’un japonais lambda qui bouffe une pilule par erreur… Et se retrouve à émettre une ordeur mortelle. C’était une pilule issue d’un programme de défense secret du gouvernement japonais et du gouvernement américain (logique), et désormais toute l’armée du pays va prendre en chasse le pauvre type qui ne comprend pas pourquoi tout le monde meurt autour de lui. Ce qui implique un joli challenge pour du cinéma d’animation : représenter une odeur nocive à l’image, et en mouvement.

Point de poésie ou de mélancolie dans ce volet de Memories, Otomo et Okamura vont cette fois faire dans le corrosif, l’acide, le mordant, bref ça attaque bien sévère à la Javel quoi. Ce sont les institutions japonaises qui en prennent pour leur grade, l’armée en tête, tant et si bien qu’on ne peut s’empêcher de penser au Shin Godzilla qui sortira vingt ans plus tard et qui traite les hommes de pouvoir incapables de prendre des décisions d’une manière similaire. C’est aussi pour cela que c’est le film le moins intéressant du triptyque : malgré des scènes d’actions d’une technicité et d’une virtuosité sans égal, il a moins de choses à raconter en somme. Mais ça reste bien fendard, pour utiliser un terme que… Des gens quelque part doivent bien utiliser.

Canon Fodder

C’est canon. Lol.

Et si le deuxième segment pouvait paraître vénère politiquement, que dire de cette dernière partie écrite et réalisée par Otomo ? Cette fois, il s’agit de mettre en scène la vie d’une ville entièrement dédiée au bombardement. Une sorte de mégapole de métal, triste et froide, inspirée des plus belles cités de Moebius mais aussi très certainement de celle du Roi et l’Oiseau (Grimault est une influence non négligeable sur le cinéma japonais), et qui préfigure un peu le steampunk de son futur Steamboy.

Dans la ville de « Canon fodder », qui vient dire chair à canon, tous les habitants ne vivent que pour mettre en branle un mécanisme activant des canons. Le tout pour faire face à un ennemi invisible, bref vous l’aurez compris sans que je vous parle de la télévision propagandiste qui apparaît dans l’intrigue : ça parle de fascisme. Et donc encore une fois, de l’histoire du Japon… Sans prendre trop de gants.

« Canon Fodder » repose sur deux spécificités à la fois narrative et esthétique : il montre ce monde du point de vue d’un enfant totalement acquis à la cause, au cerveau rempli de mensonges autoritaristes, et il le fait dans un plan séquence en animation. Oui, après les prouesses visibles dans les premiers deux segments il est temps de se faire définitivement exploser les mirettes : Otomo utilise toutes les techniques à sa disposition (zoom, pan, fondus déguisés, plans superposés…) pour créer l’illusion d’un plan séquence. Ainsi nous voyons la ville telle que cet enfant la comprend, c’est-à-dire entièrement et totalement unie dans ce seul but militaire. Le plan séquence, pensé comme un cycle représentant une unique journée dans ce monde ignoble, sert alors à enfermer le spectateur ; le montage, la coupe pourrait être un échappatoire. Or, il n’y en aura jamais.

On termine donc sur une note joyeuse et entraînante qui… Non, d’accord on termine sur la note la plus déprimante et atroce qui soit, mais bordel qu’est-ce que c’est fort. Qu’est-ce que c’est puissant. Qu’est-ce que c’est à voir.

Memories, un film omnibus dirigé par Otomo, ressortie au cinéma le 24 août 2022. Sorti en 1995.

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