Malmkrog, le cinéma peut-il ressusciter ?

La guerre est-elle morale dans une perspective chrétienne ? Je ne réponds pas à la question pour ne pas vous spoiler car c’est au cœur de ce débat que nous plonge immédiatement Malmkrog, le dernier film de Cristi Puiu. Dans un français de haute tenue, cinq aristocrates russes débattent pendant 3h20 de questions philosophiques et théologiques. Les débats sont intenses, vifs, fluides, et très pointus. Puiu adapte l’œuvre de Vladimir Soloviev, philosophe russe de la seconde moitié du 18ème siècle et plus précisément ses Entretiens sur la guerre, la morale et la religion.

Certains passages du texte sont ainsi repris tels quels même si Puiu a modifié l’équilibre des échanges en changeant les personnages et en répartissant différemment les répliques. Ce travail de réinterprétation du texte original est remarquable car il fallait un talent certain pour réussir à rendre compréhensible et agréable un essai dense et précis sur les 3h20 de dialogues quasi-ininterrompus. La finesse de la direction d’acteurs permet d’apprécier pleinement les joutes rhétoriques et les comportements différents de chaque personnage dans ce combat d’idées. Si chaque personnage tire son épingle du jeu, le duel le plus intéressant se joue entre Nicolaï et Olga, deux chrétiens n’ayant pas la même vision de l’Eglise. Nicolaï met ainsi au centre de sa pensée morale la résurrection du Christ alors qu’Olga rejette l’idée de résurrection et porte un message moraliste de ce que doit être une vie chrétienne supérieure incompatible avec le soutien de la guerre et de la violence.

« Alors, vous en pensez quoi vous du Dr Raoult ? »

Autour d’eux, les servants et majordomes s’agitent dans un ballet parfaitement huilé. La mise en scène de Puiu crée une bulle entourant les aristocrates, plongés dans leur débat et habitués à ce que leurs serviteurs s’occupent du monde matériel. Le cinéaste roumain fait apparaître deux mondes en un. Ces mondes ne se percutent qu’à un seul moment dans le film, ce qui rend cet instant d’autant plus frappant et unique. Cette ambiance qui frise parfois l’irréel, tant dans l’action des personnages que dans la continuité temporelle entre les actes, fait parfois penser aux scènes de repas des films de Buñuel. Cette impression diffuse tout au long du film dérange le spectateur. Une menace plane autour des convives et l’on sent que cette discussion n’est pas une simple causerie amicale. L’enjeu est bien plus fort, il en va de l’essence la plus profonde des croyances des participants. C’est leur vie qu’ils mettent en jeu dans ce débat métaphysique.

Car si les entretiens de Soloviev concernent « la guerre, la morale et la religion », c’est la Mort qui devient omniprésente. Elle est au centre de chaque débat. Elle est au cœur de l’échange le plus intense. Celui entre Nicolaï et Olga sur l’existence de la résurrection du Christ. Pour Nicolaï, la morale chrétienne ne vaudrait plus rien si elle ne promettait pas la possibilité de la résurrection et donc le triomphe de la vie sur la mort. Il insiste bien sur le caractère réel et physique de cette résurrection. Il ne s’agit pas d’une parabole, ou d’une vie après la mort, il s’agit d’un refus de la mort. Toute la morale chrétienne, selon lui, ne tient que par cette promesse. Olga en réfutant la résurrection du Christ sape le fondement du système de croyances de Nicolaï. Et dans cette dernière partie du film, alors que le spectateur a pu s’habituer à suivre le jeu de ping-pong philosophique proposé, on trouve le nœud de la tension qui s’est amplifiée progressivement entre des personnages tous aussi polis et civilisés les uns que les autres. On comprend alors que ce débat est une question de vie ou de mort. Et par le cinéma, par sa mise en scène, Puiu semble murmurer délicatement une réponse. Le triomphe de la mort est en tout cas bien présent dans Malmkrog. À supposer que Dieu n’ait jamais fait revenir la vie après la mort, l’artiste lui y arrive de la plus belle des manières.

À l’heure où j’écris ces lignes, Malmkrog n’est quasiment plus visible au cinéma à Paris. Un film de 3h20 roumain a rarement le luxe de rester longtemps à l’affiche, mais on ne peut pas dire que la concurrence pour les écrans soit pourtant féroce cet été. La méfiance des spectateurs pour les salles obscures en période de pandémie pose cruellement la question de la survie des petites salles (voire des plus grosses si les blockbusters sont nombreux à céder aux sirènes des plateformes de streaming). Là aussi, la question de la résurrection se pose. Celle du cinéma tel qu’on le connaissait, qui était déjà fragilisé par son modèle économique incompatible avec la course effrénée au profit et qui ne s’attendait pas au coup de boutoir d’une pandémie mondiale. Il n’y plus qu’à espérer que le cinéma et les artistes puissent faire triompher une nouvelle fois la vie sur la mort et que l’art (on pense évidemment aux spectacles vivants) ne sera pas l’un des grands perdants de 2020. Malheureusement, le mal capitaliste semble bien plus puissant que l’Antéchrist.

Malmkrog, de Cristi Puiu. Sortie française le 8 juillet 2020.

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