C’est vrai, je n’ai pas toujours été très observante en ce qui concerne l’écriture inclusive dans mes articles. Cependant, Cinématraque ayant été invité à la soirée d’ouverture du Festival des Merveilles pour le cinéma trans et intersexe, ce papier sera rédigé de façon à inclure un maximum de personnes, et honorer ainsi la volonté de l’organisateur Océan de mettre en avant des cinéastes généralement sous-représentés. // Rappel: les personnes transgenres sont des individus qui ne se sentent pas en adéquation avec le genre féminin ou masculin qui leur a été attribué à la naissance; les personnes intersexes sont nées avec des caractères sexuels qui ne correspondent pas aux définitions types des corps masculins ou féminins.
Océan est un humoriste, auteur et réalisateur quarantenaire. Alors qu’il triomphe sur scène depuis plusieurs années, avec des spectacles comme Chatons Violents ou La Lesbienne Invisible, il fait son coming out en tant qu’homme trans en mai 2018. La forte médiatisation de son identité de genre a eu des impacts nouveaux sur ses projets de carrière. « J’avais rédigé, pendant plusieurs années, le scénario d’une comédie que je voulais réaliser. Mais quand j’ai enfin trouvé des producteurs qui voulaient bien entendre parler de moi, ils m’ont gentiment arrêté: la transidentité, c’était quelque chose de nouveau apparemment, selon eux les gens n’étaient pas habitués à en entendre parler. Ils m’ont proposé de faire un documentaire d’abord et j’ai donc choisi, dans ce non-choix, de faire Océan. » C’est à l’avant-première de ce film non-choix que Cinématraque est convié en ce jeudi d’octobre.
Océan ne renie pas Océan pour autant. Tourné majoritairement à l’iPhone, la légèreté matérielle du long-métrage a permis une réalisation facile et peu onéreuse. En un peu plus de deux heures, on suit le parcours de l’homme sur un an; depuis sa première injection de testostérone, en passant par ses divers rendez-vous médicaux, ses seul-en-scène, son passage au festival de Cannes ou encore son voyage aux Etats-Unis pour rendre visite à sa petite amie. Initialement monté sous forme de web-série pour France.tv Slash, ce projet s’est mué en long-métrage, dont la présentation s’est enchâssée tout naturellement au sein de la programmation du Festival des Merveilles pour le cinéma transgenre et intersexe. Jusqu’au 2 novembre, des projections balayent tous les jours deux décennies de films queer, via 40 oeuvres de cinéastes trans ou intersexes de 16 nationalités différentes. Des débats sont également conduits quotidiennement, notamment par des représentant-e-s du STRASS, du collectif Intersexes et AlliéEs, d’Acceptess-T ou encore du Bureau d’Accompagnement et d’Accueil des Migrant-e-s.
Les petits koalas qui vivent dans la forêt
Avec ce festival adressé « à tout public curieux », Océan a revendiqué sa volonté de faire des parcours de personnes trans un sujet qui ne soit pas consigné aux seules sphères de la communauté LGBTQI. Si, au vu du public varié présent le soir de la première, le pari de l’ouverture semble plutôt réussi, on ne peut pour autant pas totalement écarter la dimension introspective et infiniment personnelle de son documentaire autobiographique. Il faut effectivement reconnaître le caractère unique de l’expérience de la transidentité, qui ne peut être relatée avec justesse que par des personnes directement concernées. La majorité des documentaires sur le sujet continue aujourd’hui d’être réalisée par des équipes cisgenres « qui viennent voir ‘les petits trans’, [comme ils viendraient voir] les petits koalas qui vivent dans la forêt » ironise Océan, non sans amertume.
Mais, avec notamment les débats récents sur la PMA et sa légalisation officielle au bénéfice des seules femmes cisgenres, il y a un mois, les récits des personnes trans ont plus que jamais besoin d’être entendus afin que leurs droits soient reconnus. Le festival des Merveilles prendrait ainsi une vraie portée politique; si seulement la simple existence des personnes trans et intersexes dans l’espace public n’était pas déjà politique en soi.
Attendez, j’ai dit intersexes? Quel dommage de ne pas avoir entendu ne serait-ce qu’un mot à ce sujet lors de la soirée inaugurale… Bien sûr Océan nous a parlé de ce qui le concernait, à raison; bien sûr deux jours seront, entre autres, l’occasion de débats et de projections sur des thématiques propres à l’intersexuation; bien sûr, on ne va pas cracher sur la première édition d’un festival quasi unique en son genre (ha, ha) et absolument nécessaire. Mais… Pourquoi accoler le nom d’intersexe à celui du festival, si c’est pour ne lui accorder qu’une place si minime ensuite? L’invisibilisation dont souffrent les personnes intersexes affecte également leur représentation au cinéma; d’où un faible fonds d’oeuvres disponibles pour être montrées en festival. Pour autant, les personnes intersexes ne manquent pas et multiplier les débats les impliquant aurait pu notamment contrebalancer le manque de films abordant leur vécu. On a hâte aux prises de parole prévues des concerné-e-s et on espère que, si Océan choisit de garder la particule « intersexe » pour la seconde édition de son festival, la représentation sera plus équitable.
Parlons saumons
Après la projection est proposé un échange entre le public et Océan. Les échanges sont émouvants dans leur simplicité et leur ancrage dans un réel souvent relégué à l’arrière-plan. Tout à coup, une jeune fille de mon âge attrape le micro d’une main vigoureuse. « Ce n’est pas une attaque mais mes ami-e-s trans ont tendance à être beaucoup plus radicales et radicaux que toi. Tu as souvent été taxé d’être trop laxiste, trop cisnormé [ndlr: qui suit les normes cisgenres], pas assez dans la déconstruction. Est-ce que tu es d’accord avec ça? Et si oui, comment tu l’expliques? ». A ce moment, la salle se scinde en deux dans un mouvement imperceptible. La moitié est un peu mal à l’aise, se demande ce qu’on peut reprocher à cet homme qui vient présenter son documentaire sur la période la plus importante et angoissante de sa vie. L’autre partie se renfonce dans son fauteuil, lâche un léger soupir de satisfaction: enfin, on en parle.
En effet, Océan, de par sa position quasi unique d’homme trans quarantenaire médiatisé, a acquis un statut de modèle pour des générations de personnes trans; mais comme toute personne qui exerce une influence, ses décisions sont scrutées à la loupe et peuvent avoir des répercussions que lui-même, spontanément, ne peut pas parfois prévoir. A travers son témoignage et ses prises de position, Océan a exprimé l’envie toute personnelle de se constituer un cispassing [apparence physique proche des canons traditionnels masculins ou féminins et qui ne laisse pas de doute quant à l’orientation de genre de l’individu] béton. Cheveux courts, habits traditionnellement masculins, injections régulières de testostérone, mastectomie, musculation… Autant de choix qu’il montre dans son documentaire, sans pour autant les revendiquer comme la seule manière de vivre sa transidentité.
Seulement, beaucoup d’hommes trans sont heurtés par le fait que le seul de leurs confrères à bénéficier d’une telle médiatisation soit une personne qui relaie des canons cisgenres, issus du patriarcat. Parmi ces personnes, nombreuses sont celles qui n’envisagent pas de suivre un traitement hormonal, arborent des cheveux longs, colorés ou rasés, sont gros, ne portent pas que des pantalons… et qui n’en sont pas moins des hommes trans pour autant. Ils regrettent aussi qu’Océan, malgré sa position de figure de proue de leur communauté – certes, un autre non-choix – ait multiplié des maladresses qui leur ont semblé décrédibiliser leurs vécus. Ils réclament, de leur côté, la médiatisation d’individus aux parcours plus variés, allant à contre-courant des canons dominants et de la violence qu’ils engendrent, tout en réinventant le genre comme ils l’entendent. Les saumons, aussi, remontent la rivière, parce que c’est la seule façon pour eux d’assurer leur propre survie.
Océan baisse un peu la voix pour répondre. « Je vois vraiment combien je suis ringard, je le perçois. J’ai vraiment été cis, pendant si longtemps, car je ne pouvais simplement pas penser ma transidentité ». Il insiste sur l’absence significative d’internet durant son adolescence et sur la seconde éducation qu’elle permet aujourd’hui. La seule personne qui l’ait bien genré, dans la seconde succédant à son coming out, c’est d’ailleurs sa nièce de 18 ans, « tellement déconstruite tellement jeune, au sujet de l’arnaque que c’est d’être une femme, et qui enviait la liberté que c’est (globalement) d’être un homme ». Xavier Dolan disait la même chose chez nos confrères de Silence Moteur Action, lors d’une interview de promo pour Matthias et Maxime il y a quelques semaines: « Cette nouvelle génération est tellement fluide dans sa sexualité et dans son genre que c’est déconcertant pour les gens de mon âge. […] Mais je réalise que cette génération n’a pas du tout les blocages que moi j’ai eus, que ma génération a eus […] Cette nouvelle génération est davantage définie par son activisme, son engagement socio-politique, environnemental et sa fluidité, sa non-binarité, son ouverture d’esprit absolue. »
Océan – un nom qui n’existe pas, nous dit-on dans le documentaire. Permettez-moi de rectifier: un nom qui n’existait pas. La révolution n’est pas l’apanage d’une seule génération, et les personnes trans, intersexes, ainsi que le reste de la communauté LGBTQI n’ont pas attendu les Millennials pour exister. A 42 ans, Océan est aussi libre et légitime de s’affirmer tel qu’il sait qu’il est que n’importe qui d’autre. C’est pourquoi, peu importe si son projet n’est cette année pas complètement égal, et puisque le cheminement identitaire est sinueux et toujours enclin à faire trébucher, Cinématraque réitère sans hésitation son soutien au Festival des Merveilles. Nous serions de bien drôles de sardines de condamner la trajectoire choisie par nos compatriotes saumons…
Océan d’Océan, avec Océan (et ses proches). Souvent filmé par Océan. Probablement monté avec Océan. Sortie en salles le 13 novembre 2019.
Le Festival des Merveilles, du 17 octobre au 2 novembre 2019 à l’Entrepôt (Paris 14e).