Les Salauds de Claire Denis : simplement dégueulasse (?)

Le dernier Claire Denis n’est certes pas le film le plus bandant de l’été. Reste qu’au-delà de l’embarras qu’il produit, il met en lumière une part plus sombre et assez intrigante de son cinéma.

Le film porte plutôt bien son titre. De salauds, en tous genres, il est bien question dans ce qui se révèle être, au fur et à mesure, un peu plus ou un peu moins qu’un thriller : un action movie empêché, la fiction malade d’une succession d’actes manqués. Il est déjà, même toujours trop tard pour débusquer le sens de l’horreur. Le fait, une fois accompli, portera jusqu’au bout la ligne de vie de ses acteurs. Telle sera la triste morale des Salauds, celle qu’il faudra admettre tant bien que mal, sous peine d’en vouloir durablement au film et à son auteure.

Lui en vouloir ? Lui en vouloir, oui, de sembler se dédouaner de l’abjection de ce qu’elle montre, au prétexte implicite du cinéma. Si la violence, le mal qui sourd dans l’entrebâillement d’une porte, dans les recoins d’un hall d’immeuble, sous les draps de la petite domesticité a toujours peu ou prou travaillé l’art de Denis, quelque chose cette fois semble buter, faire obstacle à la seule force de l’esthétique. Quelque chose ne « passe pas ». Et paradoxalement, c’est ce qui sauve en définitive ce film des plus mal aimables.

La littéralité du titre donne le ton. La cinéaste, cette fois, n’y va pas par quatre chemins pour désigner le visage du mal, celui d’un homme d’affaire de renom incarné par Michel Subor, figure désormais familière du cinéma de Claire Denis. Le méfait lui-même – celui conduisant Marco Silvestri, marin célibataire ayant décroché depuis longtemps des histoires familiales (Vincent Lindon, héros idéal), à redescendre sur terre et déposer bagages dans le même immeuble que le salaud en chef –, malgré son exposition progressive, s’avère à la hauteur de la désignation.

Une jeune fille nue mais en talons marche lentement un soir de pluie, accompagnée par la voix suave de Stuart Staples et la musique fiévreuse des Tindersticks. Nous la voyons d’abord de dos, puis plus tard de profil, jusqu’à ce qu’un long mouvement de caméra glisse sur le corps de la mutique Lola Creton pour exposer le fait en pleine lumière (sexe ensanglanté, suite à l’emploi sauvage de ce que l’on aura identifié quelques séquences plus tôt comme l’instrument du mal).

L’image est dégueulasse, vraiment, même si Agnès Godard, fidèle chef opératrice de Denis, l’amène avec son sens habituel de la sensualité. On peut en vouloir à la cinéaste de différer ainsi l’exposition de ce que les toutes premières images laissaient plus ou moins deviner (il n’était pas bien difficile de parier que ce corps à la démarche de zombie réapparaîtrait encore, que le film lui réservait plus). Pourquoi en effet esthétiser ainsi ce qui touche à l’atteinte de l’intégrité humaine ? Ce travelling sur corps apporte-t-il quelque réponse à nos questions de spectateurs perdus ou ne vaut-il, comme nous pouvons le craindre, que pour son seul effet ?

Les ultimes images du film, plus problématiques encore, ajoutent à l’embarras et au malaise tout en apportant finalement toutes les réponses. Une fois le film vu en son entier, une fois sorti de la salle, quel que soit notre degré de dégoût, il sera donc juste impossible de lui nier une véritable cohérence esthétique et morale. Le cinéma de Claire Denis demeure fétichiste du corps, de son image, de ses moindres composantes (grain de la peau, pigmentation, poils, veines, sang). Ce film, en droite ligne de ce cinéma, aurait ainsi pour simple vocation de démontrer qu’aimer le corps ne signifie pas ne lui vouloir que du bien.

Il y a douze ans déjà, le sublime mais douloureux Trouble Every Day observait à deux-trois reprises, in extenso, les pulsions de cannibales aussi séduisants (Béatrice Dalle et Vincent Gallo, quand même) que diablement voraces. Passés les préliminaires, ces beaux monstres voulaient en voir plus de leur partenaire sexuel, ou plutôt en prendre plus. La scène passait alors, en un réflexe, de l’érotisme à l’horreur pure, par l’insistance d’un baiser, la mue d’un cri de jouissance en un râle de douleur. C’était terrible à voir et à entendre mais, comment dire, captivant. Parce que l’horreur sauce Denis/Godard ne niait aucunement l’amour de la chair et de ce qui en elle peut s’offrir de plus vivant, de plus tremblant, même dans le dernier souffle. Le mal, en quelque sorte, nous voulait malgré tout du bien, à nous, spectateurs horrifiés comme au personnage victime de l’attraction de trop.

Ce qui restait encore, du temps de J’ai pas sommeil (1994), à l’état d’ellipse, de hors champs ou de distance (le fait du mal), devenait ici partie intégrante de l’image. Ce cinéma, dont les fans résument peut-être trop systématiquement – sans pour autant faire vraiment fausse route – la force et la singularité à sa sensualité se révélait enfin plus suspect et ambigu : et si Claire Denis, filmeuse amoureuse, s’identifiait finalement à ces cannibales ? Et si elle aussi, après avoir si bien regardé le corps, le visage de ses acteurs commençait à en vouloir plus, rêvait d’enfoncer l’image plus loin, plus profond encore ?

A l’origine des Salauds, une commande du fameux producteur et distributeur Vincent Maraval, qui après avoir pris acte des soucis d’inspiration de la cinéaste lui proposa d’écrire en une semaine le scénario d’un film susceptible d’être monté puis tourné dans la foulée. Tout de suite, la cinéaste se souvint donc du titre d’un film d’Akira Kurosawa, Les Salauds dorment en paix (1960), et de sa logique selon laquelle la justice n’est pas un acquis. Le film fini est à la fois victime et bénéficiaire de cette commande.

Quelque chose dans la diffraction du récit, coutumière de ce cinéma (le film est un vrai puzzle, plein de trous et d’incohérences d’ailleurs ; plus d’une pièce manque), rend son avancée laborieuse et la trajectoire du pauvre Marco, de son approche de la compagne de sa cible (Chiara Mastroianni) à sa tentative d’entrave à la suite des exactions des salauds désignés, des plus boiteuses. Le film semble vivre en dehors de lui-même. Je ne suis pas clair ? Le film, du point de vue du montage, du jeu des acteurs, de la réalisation a toujours une longueur d’avance sur une intrigue de toute manière bâclée. On le regarde sans vraiment attendre de résolution.

Si bien que, comme dit plus haut, ce hiatus, cette inégalité interne fait barrage à la dramaturgie tout en accentuant la brutalité sèche des situations, prises dans leur seule autonomie. Un sexe ensanglanté, un coup de feu dont on ignore de longues secondes durant le responsable et la cible, un accident ressemblant trait pour trait à un suicide, des images vidéos donnant juste envie de fermer les yeux… Tout part littéralement en live, les promesses dialectiques d’un bon thriller qui se respecte volent sans cesse en éclat. Ce film, contrairement à son « héros », semble ne vouloir sauver personne et surtout s’obstiner à ne pas voir le mal dans ce qu’il montre. On peut le trouver raté, nul, très mauvais (moi-même je sais pertinemment que je ne l’aime pas, mais il me passionne, ça c’est certain) tout en restant coi devant son obstination à n’aller dans aucune direction attendue ou espérée*.

Claire Denis a donc bien laissé s’exprimer cette fois la part la plus sauvage de son inspiration. Le film, objectivement, est infiniment moins violent qu’un Trouble Every Day, mais beaucoup plus sale, plus glauque, car jamais le « genre », le « cinéma » ne viennent à la rescousse de l’horreur presque ordinaire qu’il choisit de simplement montrer, sans jamais insinuer qu’une réparation soit possible ni même souhaitée par les victimes.

Ne pas voir pour autant ces Salauds comme un film suicidaire ! Il est peut-être temps, au contraire, pour celle qui a su en vingt-cinq ans marquer un territoire bien à elle, vraiment unique dans la cartographie du cinéma français (entre prise en compte du produit social et visuel du multiculturalisme et goût pour la pure délocalisation), de faire avec cette part moins noble, moins bandante mais tout aussi passionnante de son art. Celle, portée par une philosophie faulknerienne hautement revendiquée, interrogeant en profondeur les impasses et trous noirs guettant toute trajectoire individuelle. Si les « salauds » sont parmi nous, peut-être faut-il quelqu’un pour ne pas les perdre de vue… et savoir à l’usure qui ils sont vraiment.

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* Dans la longue interview qu’elle a accordée aux Cahiers du cinéma (n° 691, été 2013), l’évidente difficulté, l’impuissance de Claire Denis à trouver des réponses solides aux problématiques esthétiques et morales pointées par Stéphane Delorme met en lumière comme rarement le gouffre aussi embarrassant qu’émouvant pouvant exister entre le geste d’un cinéaste (un artiste) porté par sa seule intuition et les objections de son public (trop de ci, pas assez de ça !).

Les Salauds, Claire Denis, avec Vincent Lindon, Chiara Mastroianni, Julie Bataille, France, 1h40.

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