Tu vois l’affiche des « Derniers Jours », et tu penses avoir affaire au « Rec » de l’été 2013, entre ton mojito et tes mots croisés sur l’Ile d’Oléron, avec des zombies qui grognent en espagnol ? Et bien non. Ne sois pas déçu, sur le papier, ça ne semblait pas très prometteur : « Depuis la propagation d’un étrange et foudroyant virus, le monde est devenu terrifiant : sortir est désormais impossible. À Barcelone, Marc, piégé dans son bureau, se retrouve séparé de sa femme Julia. Contraint de faire équipe avec Enrique, son pire ennemi, il part à sa recherche dans les entrailles de la ville »… Ça sent le cliché et le cas d’école, façon John Truby. Et, dans le fond, ça l’est un peu : le méchant s’avère une brute au cœur tendre, meurtrie par la vie, MAIS il est tout de même au service du capitalisme. Et le gentil héros est tellement pris par son travail qu’il en oublie sa chère et tendre compagne, forcément douce et bonnasse. L’homme dans l’adversité, confronté à l’état sauvage et luttant pour sa survie, redécouvre les valeurs de l’amour et de la famille. L’audace n’est pas tout à fait au rendez-vous, mais la particularité de l’épidémie (une agoraphobie fatale et contagieuse) est, elle, plus curieuse. Un propos écolo baigne le film : à vouloir sans cesse nous prémunir de tout, ne risquons-nous pas de devenir intolérants au monde ? Comble du cliché : à la critique de l’homme détruisant son environnement, s’ajoute la sempiternelle critique de l’individu pris dans la société de consommation. « Sortez, achetez, allez travailler », relaient les médias. Pour ce qui des scènes de combats, il faut bien admettre, en revanche, que le tout est joliment filmé : Marc, héros ordinaire, passe ainsi au final level de Resident Evil et combat un ours à mains nues. Tout est cousu de fil blanc, le suspense est pourtant là : magie de la série B.
Entretien avec Alex & David Pastor –
Que cela implique-t-il, en termes de création, de conditions de production, de budget, de tourner en Espagne plutôt qu’aux Etats-Unis, où vous aviez réalisé votre premier film, « Infectés » ?
Cela a été une belle expérience de travailler en Espagne, beaucoup plus que ce que l’on espérait. Nous étions plus libres artistiquement. Nous avions fait notre film précédent, Infectés, pour un studio américain qui avait tendance à être très rigide. Ils rassemblent tout l’argent nécessaire au film, donc non seulement celui-ci leur appartient mais aussi, d’une certaine façon, son « âme ». Quand tout se passe bien, c’est génial. Mais quand il y a des conflits, on voit tout de suite qui est le patron. En Espagne, la relation aux producteurs et aux financeurs est plus nuancée. Il s’agit davantage d’une collaboration. On a plus de liberté. Ca ne veut pas dire qu’ils ne sont pas impliqués. Mais c’est un rapport plus civilisé, où l’opinion de chacun est respectée.
D’un autre côté, on obtient l’argent moins vite en Espagne qu’aux Etats Unis. Nous disposions d’un plus petit budget pour Les Derniers jours que pour Infectés mais, paradoxalement, nous avons eu davantage de temps pour tourner, plus de figurants, d’images de synthèse. Plus de ressources en général. Filmer en Espagne coûte moins cher. Heureusement ou malheureusement, le gens se font moins d’argent. Tout le monde, du réalisateur au traiteur, gagne moins que dans une production américaine.
Il y a une autre raison à ça : aux Etats-Unis, l’argent est dépensé dans des trucs inutiles, comme des billets d’avion en première classe, ou des assistants personnels dont personne n’a besoin, ou dans une bande-annonce inutile. En Espagne, il n’y a pas tout ça. Tout l’argent est investi dans le film, pour les décors, les effets spéciaux, les grues, les figurants…
Et pour finir, on pense que Les Derniers jours semble avoir été fait avec plus de moyens qu’en réalité grâce au talent, à l’ingéniosité et aux efforts fournis par toute l’équipe. Tout le monde, du producteur au directeur artistique, en passant par le chef opérateur, le régisseur, les maisons de post-production… Ils ont tous travaillé très dur pour ne pas gaspiller un euro, et trouver des solutions ingénieuses pour faire un film spectaculaire.
Entre la saga « Rec » de Plaza et Balaguero, les films de Juan Antonio Bayona, ceux d’Alex de la Iglesia… Le cinéma de genre espagnol est devenu une exception en Europe. Comment l’expliquez-vous ? De ce point de vue, vous sentez-vous faire partie d’une famille, ou d’un courant ?
Sommes-nous une exception ? Je ne le savais pas. Je pensais que les industries anglaise et française du film de genre se portaient bien. J’ai l’impression que ça vient du fait que, pendant longtemps, on pensait qu’il n’y avait que deux genres en Espagne : les films d’amour et les films sur la Guerre Civile. C’était du moins un cliché répandu. Et une jeune génération de réalisateurs, qui a grandi en regardant, sans distinction, des films américains et européens, a désiré avoir la liberté de jouer avec les genres et les styles que nous aimions en tant que spectateurs, et pas seulement parce que c’était considéré comme « typiquement espagnol ». Je pense que nous partageons la volonté de redéfinir ce qu’est un « film espagnol », et ce qu’est un « film de genre ». Nous voulons les frissons et les tensions des films américains, avec la profondeur des personnages européens.
Epidémies meurtrières, invasion de zombies… Depuis « Invasion of The Body Snatchers » (Don Siegel) et les films de Romero, le cinéma met fréquemment en scène l’humanité mise en péril ; quelles sont vos références en la matière ?
L’Invasion des profanateurs… a toujours été un de nos films préférés, surtout celui de 1978 (ndlr : réalisé par Philip Kaufman). Le sentiment de paranoïa insidieuse, présent dans la première partie du film, c’est ce que nous avons essayé de distiller dans les flashbacks des Derniers Jours. On admire aussi le premier Mad Max, ou Le Temps du loup de Haneke.
D’où vient cette fascination pour les situations de fin du monde ? Un réalisateur fétiche, un traumatisme d’enfance ?
Evidemment, on aime le genre, mais il y a aussi une part de hasard dans le fait que nos deux films parlent de fin du monde. Dans le business, on écrit et développe beaucoup de projets, mais certains tombent à l’eau. Les seuls que le spectateur connaît sont ceux qui deviennent des films. Dans notre cas, notre second film aurait pu être un western sous la neige, ou un film d’aventures pour enfants, ou encore un film d’amour fantastique (ce sont tous des projets actuels). Celui qui a capté l’attention des producteurs a été Les Derniers Jours. Nous pensions que c’était un projet trop ambitieux et compliqué pour un second film, et que nous en ferions un autre avant celui-ci. Mais nous avions tort. Je suppose que ça correspondait à une demande du marché. De tous nos scénarios, celui qui convenait le mieux aux attentes du public est celui qui a trouvé des financeurs le plus facilement.
Comment travaillez-vous ensemble ? Qui fait quoi ? Qui est le plus névrosé des deux ?
Je crains qu’aucun d’entre nous ne soit très névrosé. On est plutôt chiants en vrai ! Je suppose que nous mettons toute notre imagination dans nos films… Au boulot, on aime faire tout ensemble. De l’écriture au mixage final du son, en passant par le scénario, on aime être impliqués dans toutes les étapes de la fabrication du film. C’est beaucoup plus marrant de laisser l’autre se débrouiller tout seul ! Mais tout le monde, dans l’équipe, vous dira que nous sommes toujours en phase. Ils sont sûrs que si quelqu’un pose une question à l’un, la réponse qu’il aura vaudra pour les deux. C’est parce que nous avons grandi en regardant les mêmes films, et que nous avons développé la même sensibilité. Et puis aussi parce que nous préparons beaucoup les films en amont du tournage. Par exemple, nous avons storyboardé 99% des Derniers Jours.
Pas de monstre surnaturel, pas de maladie aux symptômes improbables dans ce film, seulement une sorte d’hypersensibilité ; dans quelle mesure teniez-vous à rendre ce scénario crédible, et comment avez-vous procédé pour qu’il le soit ?
Dans la science-fiction, le fantastique et l’horreur, la clé, c’est la vraisemblance. On peut commencer avec des prémisces hyper bizarres, mais il faut construire un monde crédible autour de ça, avec des règles qui ont du sens pour le public, qui semblent organiques, sans quoi vous le perdez. Dans le film, on a créé cette forme fictive, meurtrière et contagieuse d’agoraphobie. Pour que ça marche, nous l’avons ancré dans un monde concret, dans une Barcelone tout à fait reconnaissable, et quand l’apocalypse arrive, on essaie d’en tirer les conséquences logiques, la façon dont les gens réagissent, ce qui arrive à la ville, de la façon la plus plausible possible.
Vos personnages font face à une épidémie d’agoraphobie aiguë. Faut-il y voir un rapport avec votre vision du monde ? Est-ce pour vous le reflet d’une paranoïa générale dans un contexte de crise, notamment économique et politique ?
Le film essaie de traduire nos visions du monde, mais tout en restant le plus divertissant possible. On a commencé à écrire le film en 2008, avant le début de la crise financière. C’était davantage conçu comme une critique globale de notre façon de vivre contemporaine, super technologique : on passe toutes nos journées cloisonnés, devant des ordinateurs, nos vies sont dénaturées. Le film parle de l’histoire de la quintessence de l’homme moderne qui apprécie et subit tous les pièges et névroses de notre style de vie contemporain, qui est libéré par l’arrivée de l’apocalypse et retourne à un état plus simple et naturel. Une régression à un état de chasseurs-cueilleurs, en utilisant son corps de la manière dont on est censé s’en servir (c’est-à-dire, pour trouver un abri et de quoi manger, et non pas rester 8 heures par jour derrière un ordinateur). Le monde que le film représente est sombre et dangereux, mais aussi incroyablement libérateur.
Pendant que nous étions en train d’écrire et réécrire le script, l’économie s’est écroulée : les marchés se sont effondrés, le chômage a explosé, les gens on commencé à perdre leurs maisons. Ça nous entourait : à la télé, dans les journaux, dans la rue. Ça a accentué les thématiques de notre film. Non seulement nos vies, nos comportements, nous éloignent de plus en plus de la nature sans nous rendre plus heureux, mais en plus, ce n’était pas supportable ! Peu à peu, la réalité a pris une part dans l’histoire et influencé le film.
A un moment donné, un personnage parle de « la panique », et dit que l’homme est en quelque sorte « allergique au monde » – pensez-vous l’être vous-mêmes ? N’est-ce pas un peu misanthrope ?
En fait, c’est assez difficile pour nous d’être optimistes (bien que, de notre point de vue, le film le soit), mais cette remarque montre comment nous avons créé un cocon pour nous protéger du monde extérieur. On vit dans des immeubles aseptisés, avec la clim l’été, le chauffage l’hiver, on mange des aliments déjà préparés, trouvés dans des supermarchés, on fait du sport sur des tapis roulants, dans des salles de sport… Au lieu de s’adapter à l’environnement, on change celui-ci, pour qu’il s’adapte à nos besoins. Et, progressivement, on devient moins résistant contre la planète. Les allergies et les intolérances alimentaires ne cessent de se multiplier. Nous sommes peut-être en train de nous affaiblir.
Quel film adorez vous secrètement et n’oseriez-vous jamais conseiller, par peur du ridicule ?
Nous aimons toutes sortes de films, intellectuels ou non. Et nous n’avons pas de honte à l’admettre. Il n’y a pas de mal à trouver Frangins malgré eux tordant. Nous, on adore. Un autre film bourré d’humour con, c’est Hyper Tension. Même le 2… Plein de gens trouvent ça bête et ridicule – et ça l’est sans doute – mais c’est ce qui le rend génial !
Quelle question voudriez-vous que l’on vous pose ? Et comment y répondriez-vous?
Je ne sais pas, honnêtement. On essaie de mettre tout ce qu’on a à dire dans nos films. On aime bien répondre aux interviews, mais on espère que nos films parlent pour eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, je peux vous donner une question qu’on m’a déjà posée et que je ne voudrais plus jamais qu’on me pose. C’est : « Où puis-je télécharger votre film ? ». Illégalement, bien sûr…
Entretien : Anne-Cécile Favier, avec l’aide de Basile Mazade Lecourbe pour la traduction.
Les Derniers jours, Alex & David Pastor, avec Quim Guttiérez, José Coronado, Marta Etura, Espagne, 1h40.