Le Joli Mai fait partie de ces films que l’on découvre en photogrammes dans un livre, une revue. On espère qu’un jour une vieille VHS nous tombe dans les mains : la copie d’une copie, passée sous le manteau, comme une œuvre précieuse.
Cette ressortie du film de Chris Marker et Pierre Lhomme est un événement, qui donne tout son sens au terme de restauration. Le plaisir de le découvrir et, pour d’autres, de le revoir : rafraîchir les souvenirs, et s’assurer qu’il n’a pas pris une ride en trente ans. Juste quelques rayures pour nous rappeler la pellicule et le mouvement cadencé.
En 1962, juste après les accords d’Evian, Chris Marker décide de partir à la recherche d’une population qui tourne le dos à la guerre et se projette dans l’avenir. Paris, décor unique et dense par la multitude des quartiers, des personnes interrogées sur ce qu’elles sont, leurs vies et la façon dont elles se projettent dans les années à venir – une famille ouvrière s’apprêtant à obtenir un logement social, deux architectes au milieu d’un terrain vague – pensant et évoquant la cité idéale -, le temps exécrable de ce mois de mai 62, une grève EDF, l’arrivée du madison….
Dans le principe formel, nous sommes proches d’Une chronique d’été de Jean Rouch et Edgar Morin. Le décor est le même, les protagonistes aussi, mais à cette différence près que Le Joli Mai se tourne vers l’avenir. Il refuse de voir le monde à travers le prisme d’une guerre passée ou en cours. Chris Marker sent que les choses changent et Pierre Lhomme, avec sa caméra, le capte.
Chris Marker compose un portrait politique, social et culturel de parisiens dont la ville, qui encadre le film, est transfigurée, érigée en personnage à part entière. Tentative d’épuisement d’un lieu parisien : Chris Marker l’a fait dix ans avant Georges Perec. Sauf que, plutôt que de s’en tenir, statique, à une place de Paris, il parcourt la ville, s’affranchissant d’une technicité lourde – Le Joli Mai fait partie des premiers films du cinéma direct – s’engouffrant dans ses faubourgs, à une époque où la mixité sociale y était une réalité, grâce à la présence d’usines aux portes de Paris, aux Halles au centre de la ville, aux quartiers populaires, bourgeois et touristiques qu’il ne manque pas de filmer.
Au-delà de l’image, qui déroule l’imaginaire d’un Paris ancien, la bande son produit une saisissante modernité. On pourrait fermer les yeux et, pour autant, recevoir cette charge de réalisme propre au cinéma direct. Entendre la future révolte dans la voix de ce jeune ouvrier maghrébin, la solidarité entre les travailleurs, le discours libéral de jeunes commis à la bourse de Paris ; entendre aussi les français se plaindre du mauvais temps. Joli Mai ou Joli Mais ? Cette conjonction, qui nous indique les différences, les oppositions, précisions et objections d’une société en transition. Chris Marker a voulu marquer, par un film à ricochets, ce premier mois où la guerre n’est plus. Dans sa grande générosité, Chris Marker n’oubliera pas son chef opérateur pour le travail considérable accompli. Pierre Lhomme sera crédité co-réalisateur, et il ne le découvrira qu’au soir de la première projection.
A la fin du mois comme à celui du film, la fatigue est là et, par la voix d’Yves Montand, sur les images d’un Paris fourmillant de monde, il nous dit : « La vérité n’est pas le but mais la route ». Pas de fin, mais une ouverture sur un horizon rempli d’inconnu(s).
Henri Michaux a dit : « Il faut raser la Sorbonne et mettre Chris Marker à la place. » Faisons-le.
Le Joli Mai, Chris Marker & Pierre Lhomme, avec Yves Montand, Chris Marker, Simone Signoret, France, 2h16.