Tabou n’est pas seulement cette splendeur qui marque durablement. Ce film portugais ayant réuni près de 200 000 spectateurs prouve que les prix et le travail de la critique, précédée d’une folle rumeur, peuvent s’accorder d’une seule voix afin de hisser le film vers un large public. Paradoxe : d’abord livré à une presse le vouant aux gémonies, Tabou a su tirer parti de son aura débordante, échappant à la mort subite que des milliers de films subissent chaque mercredi, comme à l’abattoir.
Et pourtant. Au consensus critique, certains ont loué en réponse un mépris. Réflexe, désamour de l’exercice ou relent ancestral qui consistent à enterrer les textes avant qu’ils ne soient lus. Il a suffi de parcourir les revues, les webzines pour y voir surgir, au détour de somptueux textes, un même enjeu et saisissement : comment clamer la beauté d’un spécimen que l’on découvre une à deux fois par décennie ? Évidemment, quelques rabat-joies se sont mêlés au débat. D’autres ont su l’élever : Tabou serait la première pierre angulaire d’une nouvelle révolution cinématographique. Mais si cet accueil tient dans l’ensemble du miracle, il porte en lui un curieux prologue.
Dévoilé en février 2012 au Festival de Berlin, le film de Miguel Gomes est distingué notamment du Prix de l’innovation Alfred Bauer. La rumeur du grand film s’amplifie, avant que le festival Paris Cinéma ne lui décerne le Coup de cœur du jury. En même temps, l’attente est si forte qu’elle va inscrire Tabou dans l’ère 2.0 qui est la nôtre, avant même sa sortie. Tandis que les acheteurs se battent pour lui depuis la Berlinale, l’internaute en prend connaissance, quand on le retrouve peu de temps après sur une plate-forme de Peer-to-peer. La chronologie se dérègle : la rumeur enfle, la sortie s’éloigne. Le public languit jusqu’au 5 décembre, soit dix mois après sa découverte… Il est des succès qui restent insondables : le film fait 3000 heureux le premier jour d’exploitation en France. Soudain, le lien opère. Un miracle aussi, qui balaie les questions liées à l’attente et à la réception critique. Cette anecdote tient lieu de morale : oui, la presse a contribué au succès de Tabou ; non, elle n’a pas le monopole du goût.
Précision : le double DVD comporte deux courts-métrages inégaux de Miguel Gomes, ainsi qu’un extrait d’un beau livre d’entretiens avec le cinéaste, menés par Cyril Neyrat (Éditions Independencia).
Tabou. DVD Shellac, sortie le 7 mai 2013.