L’Histoire a retenu les prêtres ouvriers. Pour autant, si la cinéphilie connaît toujours des querelles de chapelles, bien rares sont les cinéastes ouvriers. A l’écran, la classe ouvrière a surtout été l’outil de la propagande. Bien que sa technologie se démocratise, le cinéma reste, pour l’essentiel, un art bourgeois. En France, nous avons connu dernièrement le cas de Jean-François Richet, mais il a très vite lâché ses outils. Katsuya Tomita, loin du luddisme, ne semble pas vouloir briser sa routine. C’est donc le week-end, entre deux chantiers, qu’il a tourné Saudade. Là où Richet traitait du monde ouvrier à travers le prisme de son idéologie communiste old school, Tomita développe un univers prolétaire et une fine critique sociale sans idéologie apparente. La formule est payante.
Nous nous trouvons ici face à un cinéaste qui utilise le matériel cinématographique pour creuser la spécificité des corps et la complexité des rapports humains. Loin de lui l’idée d’imposer ses idées aux spectateurs. Le cinéaste constate, au public de tirer des conclusions. Saudade est tout à la fois une chronique des damnés de la terre du XXIème siècle et un beau portrait des communautés immigrées dans les quartiers japonais les plus défavorisés. Par petites touches amusantes, Tomita parvient même à évoquer la mainmise de la criminalité organisée sur les différentes strates de l’économie japonaise. Véritable film choral, Saudade se donne pour ambition d’embrasser un monde, celui de la ville et de ses habitants.
on découvre le Japon singulier des shutter streets
Katsuya Tomita a travaillé trois ans pour saisir l’essence d’une ville. Il lui a d’abord fallu un an pour orienter son regard précisément sur la communauté brésilienne de Kofu et les bars à karaoké thaïlandais. A travers les errances de son alter ego, Seiji, interprété par Tsuyoshi Takano, on découvre le Japon singulier des shutter streets, anciennes rues marchandes désertées depuis la crise économique. Dans ces lieux, Tomita développe trois histoires qui – c’est le principe du film choral – s’entrelacent, chacune observant son propre rythme.
Il y a l’histoire de Seiji, et des relations compliquées qu’il entretient avec sa compagne, une esthéticienne bavarde et carriériste. Les petites saynètes de la vie ordinaire de Seiji ne sont pas sans rappeler l’humour mélancolique d’un Louis C.K. Tout comme Louie, Seiji est avant tout un récepteur, il accumule les rencontres et les situations absurdes, en restant faussement passif. Il est à l’écoute, le moteur des témoignages: qu’ils soient le fait de prostituées thaïlandaises, d’ouvriers japonais ou de fans de hip-hop, de Yakuzas ou d’hommes politiques. L’écoute que leur accorde Seiji leur permet d’exister, et leur offre l’importance à laquelle ils ont droit. Emu par une jeune hôtesse thaïlandaise, Seiji laissera tomber son amie, trop occupée à intégrer un parti politique soutenu par le crime organisé.
Dans un second temps, nous sommes amenés à rencontrer Takeiru, MC d’un crew hip-hop nommé Army Village. Nouveau venu sur les chantiers où travaille Seiji, Takeiru s’y montre aussi timide qu’il est loquace sur scène. Remonté contre un système oppressant la classe ouvrière, il fascine son entourage, qui pousse le groupe à se confronter à un posse japonais d’origine brésilienne. Humilié par un public entièrement acquis à la cause lusophone, son flow de rage contre le capitalisme se transforme en haine des immigrés. A travers ces battles hip-hop, Tomita évoque les rancoeurs qui naissent au sein de la classe ouvrière, dont le cinéaste observe l’exploitation par la mafia locale. Soutenu par un clan Yakuza, dont le chef interprète ici son propre rôle, Takeiru se laissera tenter par le crime. Le regard de Tomita se fait ici plus documentaire. Le cinéaste use du jeu sur la langue, du rythme propre à chaque dialecte et de la consonance des accents. Les langues se complètent, plus qu’elles ne s’opposent. Cet intérêt pour le langage fait tout l’intérêt du choix des battles hip-hop comme point d’ancrage du récit.
Tomita impressionne pour son sens du cadre
Ces histoires sont entrecoupées par une série de chantiers sur lesquels travaillent Seiji, Takeiru et Hosaka, jeune fêtard revenant de Thaïlande. Discret, Hosaka est pourtant le fil conducteur des trois histoires ; proche des yakuza, qui le fournissent en drogue, il fera se rencontrer Seiji et Takeiru, et donne au spectateur l’occasion de s’habituer aux visages des mafieux qui apparaissent, en filigrane, dans chacun des récits. Nouvelle histoire, nouvelle façon de mettre en scène. Tomita impressionne pour son sens du cadre et la composition géométrique de ses plans, qui évoquent le travail de Jia Zhangkhe et Yu Lik-Wai. Bien que tourné en HDV, avec les moyens du bord, Saudade est d’une réelle beauté plastique, et traversé d’incroyables moments poétiques. Cette poésie se dévoile au final à travers l’évocation de la découverte d’une eau « miraculeuse », et de sa commercialisation par un clan de Yakuza, qui végète, en satellite, autour de la vie des ouvriers. Ces touches de poésie, pleines d’humour, fondent l’arrière-plan de Saudade et dévoilent, l’air de rien, les structures économiques et sociales sur lesquelles se base la société japonaise.
Saudade, de Katsuya Tomita, avec Tsuyoshi Takano, Paweena Deejai, Ai Ozaki, Japon, 2h47.
Oui, c’est un film complet, long et assez âpre à regarder, notamment à cause d’une caméra de qualité moyenne, mais qui vaut grandement le coup!
Il y a plein de choses à prendre dans ce film, et surtout, il rappelle qu’on peut faire du beau cinéma avec des petits moyens, ce qui rassurera tous les réalisateurs en herbe et dépourvus de sous!