Les mains muettes

Jérôme Wurtz revient pour nous sur quelques images marquantes de l’oeuvre de Chris Marker, disparu ce lundi à l’âge de 91 ans.


Je regarde mes mains, devenues muettes ce matin. Comme un temps d’arrêt entre deux stades : Les Mains Fragiles et Les Mains Coupées (ndlr : titres des deux parties du Fond de L’Air Est Rouge).
Je me sens démuni et triste, les images se cristallisent. Celles du Fond de L’Air Est Rouge, qui n’en font qu’à leur tête ; voir s’inscrire les vibrations de l’histoire et l’aventure politique des années 60-70.

 

 

 

 

 

Les images glanées, empruntées sans autorisation, volées aux armées révolutionnaires. Parler de la caméra qui tremble tout seule : Boulevard Saint-Michel, en juin 68 : le tremblement de la bobine ; celui de la caméra à Prague, la même année, et son ralentissement à Santiago du Chili, en 73. Peut-être juste l’effet de l’émotion de l’instant, quand les troupes de Pinochet envahissent les rues pour aller abattre Salvador Allende, les années de révolutions déchues. Une émotion qu’il fallait raconter, sans avoir peur de montrer les coupures, les blessures. S’emparer de son histoire, la raconter, juste avec des images, sans attendre l’avis des historiens.
Le FDAR raconte cela. Film de 3 ou 4h – une première version en 1977, la dernière en 2008, à l’occasion de la sortie en DVD. On aurait voulu disposer de toutes les versions, voir une penser politique évolutive.
Ce film, malgré ses multiples versions, raconte toujours le combat acharné pour ne pas lâcher le bout de gras défendu par les ouvriers de Potemkine. Sublime introduction, où Simone Signoret nous narre ses souvenirs d’enfant, lorsqu’elle vu Le Cuirassé Potemkine de Eisenstein, et nous dit : « Et le mot énorme sur toute la longueur de l’écran : FRÈRE ! » Déjà, sur ces paroles, les images du célèbre film muet défilent. Juste après, Chris Marker procéde à un montage alterné des plans du maître russe et des images contemporaines au FDAR, sur la musique sublime de Luciano Berio. Impression de voir réécrite l’Internationale, mise en image par Marker. Sans la moindre explication, juste la vision viscérale de ceux qui se sont battus contre le Capitalisme depuis la Révolution de 1917, le défilé des sacrifiés pour la cause du peuple. Créer un lien entre les prémisces de la Révolution de 1917 et celle qu’il faut ré-inventer : telle est l’idée.
Si l’on cherche une définition de ce qu’est la dialectique par l’image, inutile d’espérer trouver ici une réponse – et c’est tant mieux. Certaines fois, du tract à la prose, la poésie l’emporte sur la raison.
Chris Marker ne s’empare pas à son compte de ces images ; au contraire, il leur rend grâce. Ainsi qu’à ces foules d’anonymes – ouvriers, travailleurs, étudiants, cinéastes, journalistes – qui ont osé se saisir de l’impensable : une caméra. Qui ont osé un regard de Justes.
Grande idée du cinéma militant, qui avait compris, bien avant l’heure des portables, qu’il fallait s’emparer de l’outil normalement destiné à une élite, et faire retourner les caméras d’où elles venaient : à l’usine, pour montrer et raconter les luttes (cf. Groupe Medvedkine).
Avec les années, l’avis de certains a évolué. Entre autres, celui de Jacques Aumont (ndlr : réalisateur, universitaire et théoricien du cinéma) qui, lors d’un débrayage estudiantin à Paris 3, disait qu’il valait mieux rester dans la salle de cours, qu’il avait essayé de ramener le cinéma à l’usine, que c’était un échec. Je dis non à M. Aumont ! Aujourd’hui, nous avons plus de films que jamais sur les mouvements sociaux, nationaux et internationaux. Sans le FDAR, tous ces films auraient disparu dans les poubelles post-révolutionnaires de la fin des années 70. Film-archive, acte cinématographique et militant : ces pratiques perdurent.
La posture de l’anonyme est forte chez le cinéaste. Peut-on, pour ses documentaires, lui attribuer ce statut ? Il préfèrerait sans doute qu’on le définisse comme dans le générique du FDAR : « Montage et bande sonore : CHRIS MARKER ».
Disparaître, ne pas se montrer – L’Ambassade (1973) est ainsi signée « Anonyme ». Un film présenté comme ayant été trouvé dans les coffres d’une ambassade, après un coup d’Etat, et où des sud-américains seraient venus se réfugier pour fuir la répression. Faux film ? Docu-fiction ? L’histoire du coup d’Etat de Pinochet au Chili en 1973 ? Certainement oui, peut-être non. La frontière devenue floue, distendue, entre deux états – le documentaire et la fiction, qui ont théoriquement leurs distinctions, leurs codes filmiques -, pour mieux nous faire douter, et nous faire réfléchir sur le statut de l’image, ce qu’elle raconte, ce qu’on peut lui faire raconter, et détruire le statut d’innocent tenant la caméra.
C’est à cela que renvoie la signature « Anonyme » : oublier la stature de l’homme, son nom et son visage. La figure du cinéaste-clandestin trouvera là toutes ses armes de noblesse révolutionnaire.
Si l’on espère trouver Chris Marker, allons sur Second Life où, peut-être, son avatar se promène encore – le seul endroit où, dernièrement, il acceptait les interviews. J’irai peut être y déposer une copie virtuelle du FDAR et de La Jetée. Car s’il n’y a qu’un plan à garder, comme ultime geste cinématographique, c’est celui de La Jetée – le seul tourné à 24 images par seconde – dans lequel une femme tourne son visage et cligne des yeux pour nous dire les derniers mots de la conclusion du FDAR (version 2008) :
« Une pensée consolante cependant, (…) il y avait toujours des loups. »

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