Une semaine avant sa sortie officielle dans le commerce, The Last Of Us Part 2, nouvelle création du studio californien Naughty Dog, a vu son embargo levé, permettant à toutes les rédactions spécialisées de dévoiler ce qu’elles pensaient du titre tant attendu. Il n’a pas fallu longtemps pour voir émerger des avis particulièrement polarisés, entre ceux éblouis par la technique et le soin apporté à la création du logiciel, quand d’autres critiquent sa trop grande propension à la violence et l’inconfort qui en découle. Si on peut trouver cocasse les critiques envers la violence d’un jeu qui se déroule dans un univers post-apocalyptique, la virulence de certaines peut s’expliquer (sans qu’elle soit légitime) par le succès retentissant du premier volet, sorti il y a sept ans.
Parce qu’il a souvent été considéré comme le meilleur jeu jamais conçu à sa sortie, avec sa propension narrative mise en avant dans sa commercialisation, beaucoup se sont focalisés sur l’originalité supposée de son scénario, ou de ses idées, le comparant au cinéma, quitte à oublier tout le reste. En un sens, The Last Of Us n’a fait que remettre en valeur une plaie toujours aussi ouverte dans les discussions entourant le jeu vidéo : doit-il se concentrer sur l’expérience systémique (son gameplay) ou doit-il évoluer vers une approche plus “cinématographique”, au détriment du reste ? N’espérez cependant pas trouver ici une réponse à ce débat qui n’a aucune autre finalité que de créer la discorde. Il n’y a aucune vérité générale vis-à-vis de ces questionnements car l’un est aussi légitime que l’autre, tout dépendant de la manière dont cela est amené au joueur. Vouloir réduire le travail de Naughty Dog à son simple scénario serait complètement passer à côté du travail accompli par les concepteurs à sa tête, et cela depuis quasiment quinze ans. Et il serait peut-être de bon ton, plutôt que de se concentrer sur la qualité des scénarios ou de la mise en scène, d’analyser en quoi les jeux développés par le studio créent autant d’émulsion, aussi bien dans leur système de jeu que son implémentation à un univers fictif cohérent.
Commençons par le commencement, en définissant ce qui fait un jeu vidéo dans son expression la plus simple, à savoir un logiciel de divertissement centré sur l’apprentissage d’un système de jeu duquel découle, possiblement, une histoire ou un semblant de narration. Dès lors, parler de cinéma au sein d’un logiciel programmé et conçu pour son caractère systémique paraît complètement inapproprié.
L’un n’est pas parent de l’autre dans sa conception, pas même quand, à la moitié des années 1990, les capacités techniques des machines ont permis l’introduction de scènes cinématiques, et donc un rapport plus direct aux techniques cinématographiques. Si le jeu vidéo n’hésitait jamais à citer le cinéma (qu’il a souvent regardé avec admiration), il n’avait pas l’opportunité technique d’insérer concrètement des séquences audiovisuelles au coeur de son expérience de jeu. De plus, et comme l’explique un mémoire diffusé par l’ESRA (auteur inconnu), “ce n’est pas parce qu’un jeu utilise des mouvements de caméra ou des intermèdes narratifs qu’il tient, pour autant, du cinéma.” Plus spécifiquement, c’est une nécessité de point de vue que le jeu vidéo adopte depuis bien longtemps pour présenter l’action à l’écran, et qui amènera avec l’avènement de la 3D au terme de “caméra” tournant autour du personnage.
En cela, si les termes utilisés rappellent ceux du jargon cinématographique, ils sont inappropriés car ils tiennent moins de l’interactivité que de l’outil propre au récit. Cela n’empêche pourtant pas les jeux vidéo de concevoir des univers cohérents et enchanteurs, simplement qu’ils le font à travers l’interaction avec le joueur plutôt que de lui raconter passivement une histoire pendant 1h30. Comme l’explique Jérôme Dittmar, le jeu vidéo revient “à la mise en mouvement d’un théâtre miniature. […] d’apprendre à animer une réalité en attente, pour la remplir, l’habiter, l’articuler, la faire durer, la transformer.” On en arrive donc au coeur du sujet, et celui qui, à notre sens, devrait être prédominant dans ce débat sur le jeu vidéo, à savoir sa capacité à créer un système cohérent, engageant et qui retient notre attention. En l’occurrence, c’est la préoccupation de Naughty Dog, et ce depuis au moins deux générations de consoles.
Il faut revenir en 2006, quasi un an avant la sortie de la Playstation 3, pour observer les ambitions du studio dans son approche du jeu vidéo pour les deux générations qui suivraient. On y découvrait un univers “réaliste”, un personnage d’aventurier en proie à des pirates dans un décor en ruines. Si aucun titre ne faisait surface, le public observait là ce qui deviendrait le mètre-étalon du jeu d’aventure pour les générations à venir : Uncharted.
Surtout, le jeu dénotait grandement des précédentes productions du studio qui avait pour habitude de mettre en scène des personnages anthropomorphes, tels Crash Bandicoot ou Jak & Daxter. Particulièrement réussi sur le plan technique, Uncharted : Drake’s Fortune a posé les bases d’une série qui allait évoluer les années durant, devenant peut-être la licence de référence sur la console de Sony, alors en difficulté à l’époque. En héros insubordonné, Nathan Drake, séduisant et dragueur, offrait suffisamment d’ambiguïté pour ne pas donner l’impression d’être un vieux macho. Partant à l’aventure, souvent sur les traces de son aïeul Sir Francis Drake, notre héros se rapprochait essentiellement d’Indiana Jones et dés héros de comics pulp, jusqu’à l’action presque cartoonesque, qui mettait en avant le talent du studio dans l’animation.
Si la série Jak & Daxter offrait des scènes cinématiques animées avec soin, Uncharted a totalement repoussé les limites en n’hésitant pas à insister sur la dimension cinégénique de ses jeux. Les techniques de motion capture désormais en place permettaient aux interprètes professionnels d’offrir une dimension supplémentaire, qui allait de pair avec la volonté du studio de faire de la série une vitrine technologique de la console. Mais on en vient aussi au problème majeur qui ternissait ces premières itérations de la série, à savoir un grand manque d’équilibre dans son système de jeu.
Uncharted 2 est chargé à ras bord de scènes d’action toujours plus surprenantes, quitte à sacrifier toute liberté dans les mouvements du joueur.
Richard Lemarchand, lead designer sur la série jusqu’à la sortie du troisième épisode, explique dans une allocution à la Game Developer Conference que la manière dont les jeux vidéo retiennent le mieux notre attention se concentre dans un système en trois catégories : artistique, narrative, et ludique. La partie artistique nous surprend, nous émeut par sa cohérence, ses contrastes ou sa capacité à nous projeter dans un autre univers ; quand la part narrative consiste dans le relationnel, et sa capacité à faire coïncider plusieurs personnages entre eux, en confrontant leurs désirs et frayeurs. La dernière partie, ludique, tient alors dans des mécaniques de jeu suffisamment profondes pour qu’elles retiennent notre attention et nous étonnent à mesure qu’on les découvre et les maîtrisent jusqu’à la fin de l’aventure.
Et c’est peut-être là où le bas blesse, en tout cas dans les deux premiers épisodes de la série, car si la technique était particulièrement impressionnante (et l’est encore aujourd’hui) et que la cohérence visuelle allait de pair, la dimension ludique trop fragile ne parvenait pas à soutenir des récits superficiels et trop conventionnés aux méthodes hollywoodiennes. Dans une autre conférence à la GDC, deux concepteurs du studio expliquait ainsi vis-à-vis d’Uncharted 2 : Among Thieves que “la narration oriente le gameplay”, quitte à mettre de côté sa dimension ludique. Et c’est globalement ce que sont les deux premiers épisodes : des jeux au gameplay peu engageant (des séquences d’action classiques, mêlant combat sous couverture et phases de plateformes) dont le rythme effréné force le joueur à toujours suivre un tracé prédéfini qui, d’une manière ou d’une autre, ne changera pas d’une partie à l’autre.
Uncharted 2 est chargé à ras bord de scènes d’action toujours plus surprenantes, repoussant les limites de la physique, quitte à sacrifier toute liberté dans les mouvements du joueur, qui se doit d’avancer au rythme prévu par ses concepteurs pour enclencher l’autre mouvement du scénario. Et quoi de mal à ça ? Le problème est qu’on peut difficilement juger Uncharted 2 comme étant plus intelligent que le Call Of Duty annuel qui sortait à ce moment-là, tout aussi limité sur le plan ludique, au profit de l’élément blockbuster. Si la technique était supérieure, son gameplay était tout aussi punitif si le joueur ne suivait pas le tracé indiqué par les développeurs.
L’attention que requiert un jeu au rythme aussi soutenu a alors tendance à fatiguer, provoquant l’échec et le bris de l’immersion que le jeu essaie de mettre en place. C’est avec le troisième épisode que les choses évoluent vers un meilleur équilibre entre les trois parties énoncées précédemment. Plus nuancé, Uncharted 3 : Drake’s Deception offre une meilleure variété d’environnements et de situations qui poussent plus naturellement le joueur à s’impliquer dans l’univers. Si la mécanique de gameplay n’évolue que très peu, elle semble enfin correspondre aux aspirations du studio vis-à-vis du prototype conçu plusieurs années auparavant et s’intègre naturellement à l’univers dépeint.
Surtout, elle se permet de mettre de côté le rythme non-stop du précédent au profit d’énigmes ou de moments purement narratifs, dénués ou presque d’action (la séquence du désert par exemple). Dès lors, si la part ludique n’évolue que très peu, le rythme beaucoup moins soutenu du software permet un certain relâchement et de mieux apprécier les grandes séquences d’action, ce que Lemarchand expliquait comme de la vigilance fatigue. Plus un joueur exécute une action répétitive pendant un certain temps, plus il aura tendance à s’impatienter et à commettre des erreurs. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir Naughty Dog commencer à implémenter des zones de repos, voire même de pure admiration vis-à-vis des décors dans ses jeux, Lemarchand expliquant encore que “passer à une autre activité, moins stressante ou en lien avec la nature, permet de restaurer notre concentration en quelques minutes.”
Prendre le temps et considérer l’attention du joueur vis-à-vis du système de jeu est précisément ce que fait The Last Of Us. Peu importe la supposée originalité de son décor ou de son scénario (on continue de faire des films de zombies, et pourtant on ne leur fait pas ce reproche), ou encore l’insistance avec laquelle certains journalistes ont employés des superlatifs pour témoigner de leur émotion : The Last Of Us a une intelligence narrative que peu de jeux, à ce moment là, possédaient. Il n’est pas le premier (les Silent Hill ou les jeux de la Team Ico sont passés par là) et il n’est certainement pas le dernier à vouloir provoquer une certaine émotivité chez le joueur. La question est de savoir comment le système de jeu y parvient, et comment Naughty Dog peut à jongler entre son aspiration cinématique et ludique. Narrant le récit de Joel, vingt ans après le décès de sa fille suite à une pandémie mondiale, ce dernier se voit forcé d’escorter la jeune Ellie vers un camp de Lucioles (un groupe de lutte contre la politique du gouvernement).
Dès lors, TLOU ne se limite plus simplement au jeu d’action, mais à celui de survie, entraînant une évolution de ses mécaniques de gameplay, alimentées par le récit et inversement. Il a été grandement reproché au soft d’avoir, encore une fois, des mécaniques très limitées dans son contexte de survie, ou de forcer le joueur à passer son temps accroupi (mécanique déjà présente dans tous les jeux d’infiltration). Elles sont pourtant plus complexes que celles des précédents, permettant au joueur de récupérer divers éléments pour fabriquer des projectiles, armes ou kits de soins lui permettant de progresser dans l’histoire. S’il elles paraissent peu creusées, c’est probablement aussi parce qu’elles ne souhaitent pas dévier des aspirations diégétiques du soft, en proposant un jeu de survie où la quête d’objets deviendrait l’élément numéro un, comme on pouvait le voir dans Day Z.
TLOU est tout aussi linéaire et arbitraire que les précédents jeux du studio, et frustre par moments, dans ses incohérences de design ou problèmes d’IA quand le joueur est confronté aux infectés. Cependant, c’est l’équilibrage quasi parfait entre art, narration et gameplay qui en fait un si grand titre. Sept ans après sa découverte sur PS3, et revisité avec son remaster PS4, le jeu surprend toujours par sa cohérence visuelle et la multitude de détails qui parsème les chemins visités. Si Uncharted impressionne par sa pure beauté plastique, The Last Of Us comprend tout l’attrait de la narration environnementale. Le joueur avance à tâtons, découvre des notes le renseignant sur l’avancée de la pandémie, la colère ou l’effroi ressenti par les citoyens. Ce qui, allié aux quatre chapitres du jeu (un pour chaque saison de l’année) et aux différents groupes de personnes qu’il rencontre, permet d’offrir une cohérence à cet univers où la survie s’associe aux conditions climatiques, à l’évolution du temps sur une année. Après plusieurs affrontements, l’impact de scènes intimes n’a alors que plus de chance d’avoir un effet sur le joueur. Certaines sont même traumatisantes dans leur brusque revirement, quand d‘autres sont d’une grâce peu commune. Contrairement à Uncharted, le système de jeu de TLOU navigue alors entre exploration, fabrication, et action, permettant à mesure que le joueur avance de maîtriser progressivement l’arbre de compétences qui lui est proposé. En fin de parcours, et contrairement à la série d’aventure où le héros est aussi badass au début qu’à la fin, Joel passe de l’homme incapable de défendre sa fille à celui prêt à tout pour défendre celle qu’il a appris à connaître.
Alors non, The Last Of Us n’est pas plus original que certains films de genre, il n’est même pas mieux écrit que d’autres jeux aux aspirations similaires. Il n’est pas le premier non plus à comprendre l’atout d’une narration par le décor et ses éléments de gameplay (Deus Ex et Bioshock sont eux aussi passés par là). Il est par contre un des seuls à parvenir à faire coïncider si habilement ses ambitions cinégéniques à son système de jeu, sans qu’un seul écran de chargement ne vienne altérer sa continuité. C’est tout le savoir-faire technique du studio qui s’est exprimé avec cette licence, et qui a grandement contribué à l’incroyable réussite d’Uncharted 4 : A Thief’s End et de son spin-off The Lost Legacy.
Deux jeux qui se sont permis de bien plus grandes libertés de ton, de représentation, tout en offrant au joueur plus de liberté dans son expérience de jeu. Des niveaux plus larges qui savent allier l’exploration au combat, offrant plus de versatilité voire même un gameplay émergent, faisant de chaque affrontement quelque chose de différent. Des jeux qui n’offrent pas toutes les clés en main à son audience, le laissant découvrir au fur et à mesure les désirs et regrets des protagonistes qu’ils mettent en scène (Nathan et sa relation à son frère, ou encore Chloé et Nadine, cherchant à s’émanciper du rôle masculin dans lequel elles figurent). Il est d’ailleurs extrêmement impressionnant, à une époque où le jeu vidéo ne peut se passer de l’expérience multijoueur, de voir des jeux aussi centrés sur leurs récits fonctionner si bien. Encore une fois, ce ne sont pas les seuls, mais force est de constater que le talent du studio fait de nombreux émules, quitte à créer la discorde. Les dernières séquences de gameplay diffusées par le studio récemment n’ont fait que confirmer le soin technique apporté à leur nouvelle création. Elles témoignent encore de l’incroyable souplesse du studio à savoir rendre quasiment invisible son système de jeu en l’intégrant pleinement aux actions de l’héroïne, donnant cette sensation que chaque geste est le reflet de sa personnalité. Comme beaucoup d’autres, nous ne pourrons en témoigner qu’à sa sortie, mais il sera difficile de ne pas être impressionné par le travail accompli par toutes les petites mains qui ont travaillées d’arrache pieds sur le jeu. Naughty Dog a ainsi réussi à passer du trailer blockbuster interactif à de véritables jeux ou l’idée est associée au geste.
A l’heure où le jeu se cherche encore une identité et travaille sur ses représentations, il est impossible de mettre de côté les avancées apportées par le studio californien.
contribué à l’incroyable réussite d’Uncharted 4 : A Thief’s End et de son spin-off The Lost Legacy.
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