Cigarettes et Chocolat Chaud : l’interview croisée (Feat S. Reine & G. Kervern)

Comment appréhendez-vous votre carrière d’acteur, vis-à-vis de celle de réalisateur ?

Gustave Kervern : Ça se passe bien, je joue de plus en plus, par goût plutôt que par nécessité comme c’était le cas au départ. Je me disais que si Groland (sur Canal +) venait à s’arrêter j’aurais au moins un autre boulot. J’ai par exemple beaucoup hésité à jouer avec Catherine Deneuve pour Dans la cour (2014), j’avais super peur. Une semaine avant le début du tournage j’ai failli annuler et puis je me suis dit que ça aurait été trop con ; un film de Pierre Salvadori, avec Catherine Deneuve, il fallait en profiter. Au final ça s’est hyper bien passé et ça m’a donné une grande confiance. Depuis j’ai un agent, qui petit à petit me présente des projets. Je joue selon le fait que je n’ai pas trop de travail sur Groland ou avec mes propres films. Je peux faire quelques apparitions dans des films, selon mon emploi du temps, comme La fille de Brest (2016) pour deux jours de tournage. Je prends vraiment du plaisir à jouer désormais, mes doutes s’estompent un peu. J’essaie surtout de travailler dans un climat de confiance. Pierre Salvadori, comme Sophie (Reine) m’ont vraiment mis à l’aise, même si je pense que j’aurais été aussi capable de travailler avec Pialat, qui avait un sale caractère. Mais j’aime que l’ambiance soit détendue, même trop quand je vois le tournage de mes films.

« Je joue selon le fait que je n’ai pas trop de travail sur Groland » Gustave Kervern

On sent clairement un travail sur le montage dans le film, vous avez travaillé ça en amont, vis-à-vis de votre carrière de monteuse ?

Sophie Reine : Je suis comme Gustave, j’ai besoin de travailler en famille, je suis souvent stressée et j’ai beaucoup de doutes. Je me suis associé à deux monteuses : Claire Fieschi et Nassim Gordji Tehrani, mes deux anciennes assistantes. C’était très dur pour moi cette étape, je me demandais quel regard elles allaient avoir sur le film. Au final c’est vraiment elles qui ont tout fait, qui ont beaucoup bossé. On se connaît très bien et on allait dans la même direction, avec l’envie d’un film rythmé, même si j’ai eu du mal à trouver ma place. Mais le film était déjà très écrit sur le papier, je l’avais bien en tête et pouvais clairement expliquer ce que j’avais en tête.

Gustave s’adresse à Sophie : Quand tu as vu le résultat final, tu as changé des choses malgré tout ?

S.R. : Je me suis pris une semaine avec l’une d’entre elles, pour peaufiner des détails. Parfois même rallonger certains éléments, parce que j’avais l’impression que le film était parfois trop rythmé.

Vous avez travaillé pour Michel Gondry sur Conversation animée avec Noam Chomsky (2013). Le côté « bricolé » de ses films vous a inspiré pour le vôtre ?

S.R. : Gondry est une référence pour moi, sur cette question du « bricolage ». La scène du cochon d’Inde auquel on fait une teinture dans le film, je l’ai filmé avec mon 5D dans ma cuisine avec mon conjoint. Tout est vraiment fait main. J’adore cet aspect « dépoli », je ne suis pas hyper fan des gros effets spéciaux. Les petites figurines du film ont été faites par un dessinateur puis on les a découpées dans du carton par exemple. Même avec le compositeur, Sébastien Souchois, on n’a pas fait un mixage très compliqué. On a enregistré beaucoup de choses, des bruits de respiration, etc. Il fallait qu’on se dise que toutes ces choses ont été faites par la famille Patar, dans leur nid douillet.

Conversation animée avec Noam Chomsky (2013)

Une volonté d’improviser, de mêler différentes choses, comme les techniques d’animation ?

S.R. : Complètement. J’adore les mélanges, et c’était même parfois trop compliqué de réaliser ce que j’avais en tête. Je voulais inclure des scènes en Super 8 par exemple, pour la séquence d’introduction. On a une partie d’archives et une autre partie qu’on a réalisé nous-mêmes, mais c’était compliqué vis-à-vis du respect des formats d’image de l’époque. Ça nous a demandé pas mal de travail.

Comment faire pour que la part autobiographique ne prenne pas le dessus sur le reste de l’histoire ?

S.R. : Ma productrice (Isabelle Grellat Doublet) voulait avant tout que le film soit à l’origine issu de mon univers, qui est un peu bordélique. On s’est concentrés sur l’idée de la famille pour ensuite broder autour de ça, mais ce qui est vraiment autobiographique, c’est l’univers du film.

Comment avez-vous abordé la chose avec Gustave ? Vous lui avez demandé d’intégrer une part autobiographique dans son jeu également ?

S.R. : Ça s’est fait très naturellement. On n’a pas tellement théorisé sur la question, ni même répété en amont. Camille (Cottin) aimait qu’on parle de l’univers du film, de pas mal de choses, mais avec Gustave c’était complètement différent. On s’est vite acclimatés à l’un et à l’autre. Même sans le connaître, j’avais très envie de bosser avec lui parce qu’il a une façon de voir la vie qui va dans le même sens. J’suis un peu un bébé de Groland, et ses films sont très humains et politiquement incorrects, bien que notre film ne le soit pas du tout. Camille est dans cet esprit aussi. Y avait beaucoup de monde sur le tournage, des amis que j’ai pu rencontrer tout le long de ma carrière de monteuse, j’avais déjà choisi avec qui j’allais travailler et comment ça allait se passer. On s’est posé très peu de questions.

« J’suis un peu un bébé de Groland » Sophie Reine

G.K. : Pour nos films (avec Benoît Delépine), on ne fait pas de répétitions ni d’essais. On se lance comme ça, on pourrait qualifier « d’art brut » mais c’est surtout une certaine forme de mise en danger. Faut pas que les choses soient déjà prémâchées, calculées, sinon on prend beaucoup moins de plaisir. On essaie d’avoir une part de mystère, en se jetant à l’eau sans rien préparer. J’adore quand les choses sont bricolées aussi. Les effets spéciaux c’est la même chose, on en fait quasiment jamais, à part quand on retire une perche dans le champ ou l’oreillette d’un acteur en post-production. L’idée d’un film bricolé n’a rien de péjorative. Quand t’as un souci sur un tournage, la solution est parfois meilleure que ce que tu avais prévu à l’origine. On se met parfois même des bâtons dans les roues, sciemment, pour faire émerger quelque chose.

S.R. : Je ne vois pas comment on aurait fait sans Gustave en fait. Y a une forme d’impulsion qui est hyper importante dans l’écriture, dans le jeu. Et j’aurais eu du mal à me projeter avec quelqu’un d’autre.

G.K. : Et puis on ne cherche pas non plus à se prendre la tête avec tout ça. On travaille sérieusement, un tournage reste toujours compliqué, mais on reste sereins. Et même si le terme « d’aventure humaine » vis-à-vis d’un tournage est un peu galvaudé, tous les tournages qu’on a fait ont été dans l’optique de vivre une expérience. Si tu prépares tout à l’avance, tu ne ressens rien. Le cinéma c’est comme un groupe de rock, c’est des rencontres, des moments forts sur un laps de temps très court, mais c’est très puissant. Et c’est tout ça qui soude une équipe dans l’adversité.

S.R. : C’est clairement cet aspect qui a soudé toute l’équipe sur le tournage. Tout le monde a ramené des trucs sur le tournage pour y mettre de leur univers et constituer ce mélange de bric et de broc. Et vis-à-vis du groupe de rock, on voulait partir pour la promotion du film dans un tour bus, mais on nous a dit non (rires).

G.K. : Les tee-shirts que je porte dans le film par exemple, appartenaient à l’ingénieur du son. Tout un mélange qui faisait que la maison avait son caractère.

« Tout le monde a ramené des trucs sur le tournage pour y mettre de leur univers » Sophie Reine

Et vous avez le sentiment d’être parvenue à immortaliser toute cette richesse ?

S.R. : Je n’ai aucun regret. Même si des éléments n’ont pas été réalisés comme je l’imaginais, le film est cohérent avec ses qualités et ses défauts. De toute manière si je faisais d’autres films, ça serait toujours de la même manière, avec ce côté bancal. C’est le ressenti qui prime, pas tellement de savoir si j’ai réussi à faire ceci ou cela. On a fait le film « Patar » qu’on voulait, c’en est même devenu une expression (rires).

G.K. : Et puis du point du vue des acteurs aussi c’est important de revenir à une forme de légèreté, avec de plus petites équipes. On avait tourné avec Isabelle Adjani sur Mammuth (2010) et elle était contente de faire partie d’une petite équipe de tournage.

Le côté gentiment anarchiste du film, c’était important ?

S.R. : Je ne pense pas que j’ai suffisamment d’arguments pour défendre le film sur le plan politique. Je ne pense pas avoir les bonnes idées pour ça. Par contre c’est de cette manière que j’ai été élevée, en dehors des normes, et c’est beaucoup plus amusant comme ça. Même dans le cinéma, quand j’ai commencé en tant que monteuse, je faisais du roller dans les salles de montage d’André Téchiné. Et ça le faisait marrer d’ailleurs. Beaucoup me disaient pourtant que je ne serais jamais monteuse, que je n’offrais pas la confiance nécessaire pour ce métier. Être en dehors du système c’est cool, mais tu dois aussi pouvoir t’insérer avec cet aspect de ta personnalité. On peut te croire superficiel ou non, tu te rends compte que des gens seront à même de travailler avec toi quand d’autres non. Les Patar ne peuvent pas bosser avec tout le monde ! (rires)

Hasard du calendrier, votre film sort à deux mois d’écarts du film de Matt Ross, Captain Fantastic, qui est très similaire.

S.R. : C’est fou oui, alors que j’ai monté mon film il y a déjà un an. On nous avait beaucoup parlé de ce film, qui est beaucoup plus ample dans sa réalisation, plus dur et dramatique. Je l’ai vu avec ma productrice et j’ai beaucoup aimé. Il y a beaucoup de similitudes, mais c’est aussi le reflet de l’époque. Sauf que dans Captain Fantastic il y a une portée politique beaucoup plus grande, avec le cas de conscience de Viggo Mortensen. Alors que Denis Patar est dans la vraie vie et ne prend pas le temps de réfléchir à tout ça. Il gère deux enfants, son deuil, et s’affirme à travers ça. Il revient à ce qu’il était plus jeune. La différence est plus dans le mode de vie que le choix politique.

dans Captain Fantastic il y a une portée politique

Malgré tout il y a des thèmes en commun, notamment dans la confiance qu’on accorde aux enfants. Il faut faire confiance aux enfants, ils sont beaucoup plus malins qu’on le pense. Il faut arrêter de les préparer à ce qui viendra plus tard. En terminale on préparait déjà ma fille pour la prépa alors qu’elle n’avait même pas encore passé le bac. Ça ne valorise pas du tout ce qu’ils font. Il faudrait plutôt leur dire de penser par eux-mêmes.

Et c’est une tendance qui se retrouve de plus en plus dans le cinéma ?

S.R. : Quand on voit les gens qui se présentent pour les élections l’année prochaine et les idées politiques actuelles, non, justement. J’ai plein de copains profs qui craquent parce que les réformes du collège, par exemple, ne vont pas du tout dans le bon sens. Il faut toujours plus évaluer, préparer les élèves à ce qui les attendra ensuite. Pour moi c’est exactement le contraire qu’il faudrait faire. On va dire que notre film est naïf, mais d’un côté il est bien reçu par le public, donc j’ai tendance à croire en ma vision des choses. On verra comment les journalistes réagissent.

Une idée de comment sera le prochain film ?

S.R. : On va déjà voir comment ça se passe pour celui-ci ! (rires) On espère qu’il va fonctionner, et que les enfants apprécieront. On est un film différent, un peu bidouillé, plus naturel que d’autres. Donc on espère que les gens apprécieront ça.

‘On espère qu’il va fonctionner, et que les enfants apprécieront’ Sophie Reine

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