All Is Lost : Ecce Homo

Le parallèle ne manquera pas d’être relevé. L’homme face aux éléments – ou plus précisément, dans le cas d’All Is Lost, « Notre Homme », ainsi que le désigne le générique –, arnaché à son esquif en voie de dislocation – bateau de plaisance ou station spatiale –, la terrifiante beauté des ondées, d’orage ou de débris, qui approchent ; l’alternance entre bouffées d’oxygène et suffocation, lecture attentive des manuels et réflexes désespérés, technologie de pointe et bricolage de fortune, dérive et direction imprimée à la force des bras, mains serrées, s’attachant à ce qu’elles peuvent – un cordage, une rampe, une poignée – et lâcher-prise, perte de connaissance et sursaut de vitalité : le nouveau film de J.C. Chandor (Margin Call) partage une foule de motifs avec le Gravity d’Alfonso Cuarón.

S’il n’en rabat pas sur le spectacle – impressionnante séquence des retournements successifs du bateau –, le projet de Chandor est pourtant, dans une large mesure, des plus pragmatiques : il s’agit ni plus ni moins du redéploiement, au large de Sumatra, du propos de son premier film, d’un open space (celui des bureaux d’une grande banque d’investissement) à un autre (les eaux de l’Océan Indien). Chevronné, Notre Homme l’est dans son domaine, la navigation, comme l’étaient, dans celui de la finance, les traders de Margin Call. Davantage que le fait d’une négligence humaine, le container à la dérive qui heurte le voilier et en éventre la coque, et duquel s’échappe une traînée de baskets, rappelle ainsi les actifs toxiques fatals à Lehman Brothers, inspiration avouée de l’auteur pour son précédent film. Le sujet est alors peu ou prou le même : l’observation attentive de la gestion d’une crise, de l’accumulation des choix qui, une fois l’impact survenu, ne font que retarder ou précipiter un naufrage de toute façon certain, et l’étude d’une possible sous-évaluation des risques (Notre Homme laisse tout de même tremper sa radio toute une nuit) et, partant, d’une réactivité insuffisante.

Progressivement, All Is Lost prend pourtant une tout autre envergure, jusqu’à faire de son protagoniste un enfant terrifié sur lequel se reflète, à travers la toile translucide et simili placentaire d’un radeau de survie, la tempête au-dehors, quand Cuarón – on y revient donc in fine – montrait de son côté, pesamment, si l’on en croit certains (étonnant reproche à vrai dire, quand le film fait justement du ressassement de motifs éculés et de l’agrégat de récits, depuis le Nouveau Testament jusqu’au cinéma de Méliès, son grand projet), Sandra Bullock renouant brièvement avec la position fœtale. Quand il ne reste plus que deux choses à dire, celles-là mêmes que prononce Notre Homme en découvrant que ses réserves d’eau sont inutilisables, « God » (« pourquoi m’as-tu abandonné ? ») et « Fuck » ; quand il ne lui est plus demandé que de faire acte de foi (« Take a leap of faith », s’entendait dire Leonardo DiCaprio dans Inception, soit l’adresse implicite à tout spectateur entrant dans une salle) ; quand il lui faut enfin, comme dans Gravity encore, plonger pour espérer renaître, à la faveur ici d’un authentique deus ex machina, All Is Lost acquiert une dimension nouvelle : ramené à l’essentiel, laissant derrière lui débris et matériel de secours, tous tour à tour engloutis, le film quitte son pragmatisme initial, allant jusqu’à désamorcer une péripétie annoncée – la menace d’une attaque de requins, vite évacuée. Au contraire, les plans subaquatiques du radeau cerné par les squales, moins hostiles qu’indifférents – et pourquoi pas bienveillants –, placent alors Notre Homme au cœur d’un règne animal remanié, ainsi que le faisaient, chez Cuarón, les irruptions impromptues d’une grenouille au fond d’un lac ou de l’aboiement d’un chien.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est donc toute la grâce d’un cinéma exposant ses enjeux avec une littéralité bienvenue – et riche pour autant de l’écheveau de récits qui les sous-tendent –, et dont les tempêtes évoquées plus haut n’étaient que le signe. Ni symbole de la hantise d’un châtiment, ni coda d’un monde indéchiffrable et semble-t-il déserté par Dieu, ceux-là mêmes qui venaient ponctuer notamment A Serious Man et Take Shelter, elles étaient à la fois l’annonce très prosaïque d’une épreuve – dans le sens chrétien du terme – et celle plus romanesque d’une aventure, où placer l’homme face à lui-même, et éprouver sa foi en ses semblables : une voix captée à des milliers de kilomètres de distance, une main tendue prennent ici un sens nouveau ou retrouvé. Une épreuve dont le dépassement dépend, plutôt que d’une forme d’héroïsme, de la seule vertu de persévérance. Aussi, au sortir de cette retraite au désert – quoiqu’elle soit bien involontaire –, témoigner inlassablement de sa présence, par la voie d’un signal radio, d’une fusée de détresse ou d’un anneau de feu à la surface de l’eau, devient-il, pour nos personnages, une priorité. C’est dire si Notre Homme n’est pas celui de la situation, mais un homme dans une situation, rien de plus. C’est dire aussi à quel point sa condition rejoint celle du Docteur Stone (Sandra Bullock) : à eux deux, ils sont l’Homme, et nous autres, qui sommes leurs semblables, saurons peut-être les reconnaître.

All Is Lost, J.C. Chandor, avec Robert Redford, Etats-Unis, 1h46.

About The Author

4 thoughts on “All Is Lost : Ecce Homo

    1. Super papier, bravo pour le parallèle avec Margin Call ! Et la mise en relief du mysticisme (inversé?) du film. Sandra et Robert les Adam&Eve du Paradis perdu ?
      En attendant A Most violent year…

  1. Merci pour la recommandation de ce très beau film, cher Thomas!
    C’est EXACTEMENT comme tu l’a dit dans chaque ligne et avec chacun de tes mots.

    C’est juste grandiose, étourdissant…

    Tu as cependant négligé de préciser que Robert Redford est bien ratatiné: lointaine est la rivière qui coulait au milieu, entre lui et Brad! Son visage hyper marqué par le temps, en fait peut-être un perdant d’avance, un candidat déjà prêt à la mort.

    On ne souffre pas avec lui, il fait face au combat qu’il a choisi dans la solitude pour vivre au loin la qualité du sentiment d’existence qui nous fait défaut à tous quand on a l’impression qu’il est usé par l’habitude.
    Il perd son bataille, mais elle est déjà perdue d’avance, en tant qu’acteur au moins. Non, on n’est pas tristes, c’est ce qu’il manque un peu dans ce scénario: on est content pour lui qu’il ait encore eu cette ultime chance ^^

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.