Des classiques surestimés ? « Vertigo » d’Alfred Hitchcock

Effet d’attente trop fort pour ne pas entraîner de déception, passage cruel des années qui les fait mal vieillir, disparition de l’originalité pionnière sous les plagiats ? Toujours est-il qu’il serait bon de refaire le point, aujourd’hui, sur la qualité de certains classiques. Vertigo est passé, en 2012, devant Citizen Kane, en première position du top ten des meilleurs films jamais réalisés, selon le British Film Institute. Pourtant, c’est un film décousu, qui souffre de grosses ruptures de rythme, et apparaît, psychologiquement, grossièrement intellectualisé.

Dans sa première (grosse) moitié, Vertigo nous entraîne sur la piste, assez intrigante, d’une jeune femme (Madeleine) qu’on soupçonne être possédée par l’esprit de l’une de ses ancêtres (Carlotta Valdes) et qui, comme une somnambule, passe ses journées à errer sur les traces de celle-ci : au musée devant une peinture la représentant, au cimetière devant sa tombe, dans un hôtel où elle aurait vécu… Le détective, joué par James Stewart (John Ferguson), chargé de la suivre, cherche à percer ce mystère. Les scènes d’allées et venues en voiture, portées par la musique, nous plongent dans un faux rythme assez agréable ; le suspense monte en douceur : qui est cette femme ? Est-elle hypnotisée ? Réellement possédée ? Comme celui de Ferguson, c’est l’esprit cartésien du spectateur qui est questionné : jusqu’où sommes-nous prêts à croire au fantastique ? Cette première partie s’achève avec la fameuse scène (et son légendaire travelling compensé) où Ferguson, incapable de suivre Madeleine en haut du clocher, la voit se suicider. On remarquera au passage que cette séquence n’est d’aucune surprise en termes de narration : la séquence d’introduction du film nous ayant montré un Ferguson soumis au vertige, et ce même vertige n’ayant jusque là pas été ré-exploité, il était attendu qu’il intervienne à ce moment crucial. Si Hitchcock avait voulu créer la surprise, il aurait fallu qu’on ne sache pas que Ferguson est soumis au vertige, mais qu’on l’apprenne à ce moment-là (ceci dit, c’est toute la magie du suspense, qui peut fonctionner sans surprendre : on sait que quelque chose va arriver, mais quand, et comment?). Cette première partie, réussie, colle donc totalement au style hitchcockien le plus classique.

A partir de là, le film subit une grosse rupture de rythme. Exit l’atmosphère fantastique. Le seul lien qui reste entre Ferguson et la jeune femme est l’amour que celui-ci a développé pour elle durant son enquête (qui était, la suite le confirmera, réciproque)… et qui ne fait qu’augmenter, jusqu’à des limites intenables, sa culpabilité : l’attendent donc procès, dépression, séjour à l’ hôpital, et reprise, tant bien que mal, d’une vie qui lui paraît maintenant bien fade. Toujours obsédé par le souvenir de Madeleine, Ferguson la cherche partout où il l’avait déjà vue. Là, Hitchcock fait preuve d’un découpage très maladroit : il reprend, trois fois de suite, les mêmes motifs que dans la première partie. Ferguson retourne sur le parking de l’hôtel, au musée, puis au bar, où il avait l’habitude de voir Madeleine ; chaque fois, il croit la reconnaître en apercevant une blonde qui lui ressemble, et chaque fois, il s’aperçoit que ce n’est pas elle. On a compris, trop compris, qu’il la cherche partout. Bref, ce passage (qui dure un quart d’heure) entre le « suicide » et le moment où il « reconnaît » enfin Judy dans la rue est superflu. Il fait retomber toute la pression de la première partie et, de façon linéaire, littérale, surlignée, ne nous épargne aucune étape de la « reconstruction » de Ferguson. On aurait pu couper ce passage, et passer directement au moment où, « quelques mois plus tard », il rencontre une jeune femme qui ressemble étrangement à  Madeleine dans la rue. Cela aurait évité un vrai temps mort, et nous aurait projeté dans la dernière partie du film, à la fois la plus intéressante et la plus laborieuse.

On arrive enfin (40 minutes avant la fin du film !) à la partie « centrale » : Ferguson aborde et drague Judy Barton, une jeune femme qui ressemble à la Madeleine qu’il a connue. Il se trouve que le spectateur sait que cette Judy est bien la même personne ; elle est aussi amoureuse de Ferguson, et va accepter, petit à petit, de se retransformer en Madeleine selon les exigences de l’ancien détective : la couleur des cheveux, les vêtements, le chignon…. Tout y passe. Le rapport entre les deux personnages est alors extrêmement intéressant ; d’un côté, Ferguson, amoureux d’une Madeleine irréelle (puisque « jouée » par Judy à l’époque de la première partie), tente, de façon obsessionnelle et désespérée, de re-créer cette image idéalisée de son passé. De l’autre, Judy, amoureuse de Ferguson, et comprenant que celui-ci ne l’aimera pas pour ce qu’elle est, accepte de se transformer à nouveau, de rejouer son ancien rôle, pour reconquérir son amour. Les rapports de domination dans le couple, ce que l’on est prêt à sacrifier à l’autre, l’idée fausse que l’on peut se faire de son partenaire, le rapport complexe à la réalité (modifiée par la fiction, le passé, les fantasmes, les projections)… Toutes ces thématiques aussi troublantes qu’universelles sont abordées dans cette partie du film, mais de façon littérale, et trop schématique ; toutes les étapes nous sont montrées, sans qu’aucune nous soit épargnée : les promenades sur les anciens lieux où les deux personnages se sont connus, les séances de choix de robe dans les boutiques, etc. En inscrivant cette « reconquête » de Judy par Ferguson dans la durée, Hitchcock en fait un sujet théorique, intellectuel : de même que, précédemment, lors des trois scènes où Ferguson croyait reconnaître Madeleine, il est ici impossible de croire au réalisme des personnages. Les séquences durent trop longtemps, et s’enchaînent de façon implacablement chronologiques et crescendo. On comprend les idées mises en place, mais on est tenus à distance de toute émotion, car elles sont schématisées (comme le jeu des comédiens, du reste) : le plaisir est intellectuel, pas viscéral. Une rupture avec le style de polar à suspens habituel du réalisateur, qui aurait pu être payante… S’il en était resté là ! Si le film s’était achevé sur l’apparition de Judy maquillée, habillée et coiffée comme Madeleine, recueillant enfin un regard purement amoureux, mais donc faux (car destiné à un personnage de fiction), de Ferguson, le spectateur aurait été troublé au plus haut point. On l’aurait laissé en suspens sur des questions terribles : aime-t-on vraiment l’autre pour lui-même ou pour l’image qu’on s’en fait ? Peut-on être soi-même avec qui que ce soit, ou sommes-nous modifiés dès lors que nous sommes regardés (grande question quantique posée par l’expérience du chat de Schrödinger) ?

Mais, au sommet psychologique du film, Hitchcock ne peut s’empêcher de vouloir boucler la boucle, en résolvant une histoire policière somme toute banale (un homme organise le meurtre de sa femme pour mettre la main sur sa société). Ferguson reconnaît un collier porté par Judy à l’époque, ancien bijou de la fameuse Carlotta Valdes, et comprend donc la supercherie. N’en laissant rien paraître, il ramène Judy sur les lieux de son ancien « suicide » ; bien qu’elle comprenne où il l’amène, elle ne proteste pas plus que cela : commodité de l’ellipse qui élude une partie du trajet en voiture et qui, encore une fois, souligne le peu de cas qu’Hitchcock fait de la crédibilité de la situation décrite, en voulant passer d’une étape symbolique à une autre. Cette fois, c’est Ferguson qui la traîne en haut de la tour, triomphant d’ailleurs de son vertige au passage. Judy avoue la supercherie, et demande à Ferguson de l’aimer malgré tout, telle qu’elle est… Ce qu’il accepte finalement : c’est le premier baiser réel du film. C’est Judy que Ferguson embrasse, et non plus Madeleine. Il est guéri de ses traumatisme, de sa fixation sur Madeleine aussi bien que de son vertige… L’amour absolu, total, a réussi à triompher. Beau choix de réalisateur donc, belle réponse aux questions qui auraient pu être laissée en suspens plus tôt. Là, une fin grotesque (encore une fois, par la manière, naïve et terre-à-terre, dont elle est montée) vient tout gâcher : une nonne, ayant entendu du bruit, arrive, surgit de nulle part ; Judy prend peur, et tombe. C’est trop bête pour être vrai ! Une fois de plus, la situation est totalement improbable, et son déroulement dicté par sa seule finalité psychologique : « Ah, oui, donc l’amour vrai existe, mais il faut le payer de sa vie, d’accord… Elle meurt d’amour, en fait… » Quelle lourdeur ! J’ai eu beau revoir cette fin, encore et encore, en tentant de me persuader que j’avais raté quelque chose, mais le fou rire, toujours aussi incrédule et nerveux, l’a emporté à chaque fois.

En définitive, je crois que je préfère Hitchcock jouant que psychanalysant, manipulant plutôt qu’expliquant. Sa mise en scène, précise et chirurgicale lorsqu’il s’agit de créer de l’intensité, de l’émotion, et du suspense, s’avère laborieuse lorsqu’il tente de mettre en image des théories et des schémas psychologiques. Vertigo souffre totalement, dans le rythme de sa narration, et donc dans son intensité, d’un croisement maladroit entre les deux veines, policière et psychologique, qui font, chez lui, rarement bon ménage.

Vertigo, d’Alfred Hitchcock, avec James Stewart, Kim Novak, Barbara Bel Geddes, États-Unis, 2h09.

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36 thoughts on “Des classiques surestimés ? « Vertigo » d’Alfred Hitchcock

  1. Je ne partage pas du tout cette analyse. C’est mon film préféré d’Hitchcock avec Fenêtre sur cours.
    J’ai lu récemment le roman de Boileau-Narcejac dont l’histoire est tirée. L’adaptation et la transposition du Paris d’avant-guerre à San Francisco sont vraiment excellentes. Toute la trame est conservé tout en créant une atmosphère différent typique d’Hitchcock.

  2. A tout ceux qui ont tendance à ne pas être d’accord avec le texte, il faudrait faire preuve de maturité et avancer des arguments et non s’attaquer à un phantasme du préposé age de FBP.

    Argumentons et ne trollons pas par pitié. Eh oui! On a le droit de critiquer Hitchcock ou sinon créer une association pour couler une statue du cinéaste…

    Bien à vous!

    1. Bonsoir, John. Il est 2h17, vous y êtes depuis 17h32. Je crois qu’il est temps d’aller faire dodo, vous avez bien mérité de vous reposer un peu. Cordialement.

  3. Bon… hé bien… pour ou commencer..
    Déjà par cette idée saugrenue d’allumer un classique maintes fois analysé, critiqué, décortiqué…. De quoi faire une encyclopédie. Pourquoi donc si ce n’est, la motivation très égocentrique de « faire parler de soi » en créant un buzz qui se nourrit d’une polémique foireuse.
    Car, dans cette annalyse, tout est foireux : la prédominance du « je » en dit long sur la volonté de l’auteur de soumettre le film à un discours digne d’une provocation juvénile. Ainsi le film est soumis au critique, cobaye d’un discours qui lui préexiste. Avant tout, quand on critique, on laisse venir l’œuvre à soi et non l’inverse.
    Enfin : un peu d’humilité aussi. On reconnait bien là la prétention du petit révolté narcissique qui veut déboulonner un modèle. Encore faut-il être bien armé : on attaque pas l’Everest en espadrille.
    Ça aurait pu être drôle et fin : ça se prend au sérieux en brassant du vide.
    Lamentable.

    1. Juste quelques petits points d’éclaircissement :

      1 – Je me fous totalement de faire « le buzz », et je me doute que plus de la moitié des like de cette page ont été amenés par des gens qui n’ont pas pris le temps de lire le texte jusqu’au bout.

      2 – Le « je » a justement pour but de montrer que je n’exprime là que mon point de vue, et pas une vérité universelle que je prétend imposer au monde entier. Il est totalement honnête, et ne « préexiste » en aucun cas au film, comme vous le dites, puisque justement j’ai vu le film pour la première fois récemment, et que j’ai écrit le texte après, en réaction. J’ai donc totalement « laissé l’oeuvre venir à moi ».

      3 – Je ne vois pas pourquoi on n’aurait pas le droit de traiter à nouveau de films anciens, même (et peut-être surtout) si ils ont fait l’objet de nombreux ouvrages et analyses.

      4 – Je ne dis à aucun moment que je trouve Vertigo mauvais. J’essaye juste de décortiquer quelques détails dans la construction, et je m’intéresse au rythme du montage. C’est tout. Il me semble qu’en termes d’humilité, c’est abordable.

      5 – Je suis prêt, et même friand, de tout retour qui pourrait amener à des débats constructifs.

      Merci à vous!

      1. Vous ne comprenez pas le problème.

        Le titre de la rubrique (« Les classiques surestimés ») annonce que vous ne vous positionnez pas par rapport au film lui-même, mais par rapport aux discours que ce film a produit, qui préexistent à votre réflexion, et que vous proposez d’invalider (mais qu’avez vous vraiment lu sur Vertigo ? Et que dites-vous dans votre texte qui n’ait été déjà repéré par d’autres ?).

        Soit vous voulez démontrer en quoi le film est « surestimé » et vous vous attaquez à des compte-rendus de lecture pour essayer de contredire les analyses déjà écrites sur le sujet (ex. « Quand Chabrol surinterprète » ou « Il y connait quoi Deleuze à Hitchcock ? ») ; soit vous titrez votre rubrique « Les classiques que j’ai pas kiffé », et tout le monde est content.

  4. Qu’il soit mort ou vivant, le chat de Schrödinger prend un C — un détail, j’en conviens, mais ça fait toujours plaisir. Et d’ailleurs : ne serait-ce pas le C de cinéma qui vous échappe, jeune FBP ? Parce que votre long texte aussi fastidieux qu’un épisode de Game of Thrones ne fait pas une seule allusion au cinéma de Hitchcock. Si vous voulez vraiment démolir Vertigo, faites-le avec les armes qui conviennent, celles de la critique cinématographique (vous savez : image, mouvements de caméra, etc.)

  5. « un croisement maladroit entre les deux veines, policière et psychologique, qui font, chez lui, rarement bon ménage. »

    Oui, j’avoue, La Corde, Le Crime était presque parfait, Psychose, Fenêtre Sur Cour, tous ces films d’enquêtes ou parcourus par des soupçons d’intrigues policières, franchement, c’est surestimé. Mélanger psychologie des persos et policier, quelle idée aussi.

    Et heureusement que quelqu’un le dit. Quelle truffe ce Hitch’.

    …voilà, quoi.

  6. C’est vrai que la fin peut provoquer le rire, mais je soupçonne fortement Hitchcock d’avoir voulu une fin très cynique à la limite du risible car il en a toujours était friand.

      1. Oui, je suis d’accord sur ce point. C’est sans aucun doute volontaire de sa part. D’ailleurs, tout est volontaire dans ses films, et il est rare qu’il laisse sa place au hasard, ou à l’improvisation.

  7. non, bien sur que non il n’est pas surestimé ( déjà l’idée même de réfléchir au film sous cette angle me semble « bizarre », cherchons les films sous estimé ce serait plus intéressant, non). au dela des milliards d’arguments que je pourrai donner. je ne donnerai que celui-la: http://www.youtube.com/watch?v=GwD9twaZMZM.

  8. je suis radicalement incapable de regarder ces films, autant lire la critique, ça rend intelligent à défaut de culture cinématographique ^^

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