Judd Apatow : la thérapie par le cinéma

Judd Apatow a un rapport au cinéma comme d’autres l’ont au sport, à l’alcool ou à la nourriture : à la fois boulimique, et thérapeutique.

Judd Apatow est une bête de travail, multipliant les projets de films et de séries; endossant, à tour de rôle (et même, des fois, superposant) les casquettes de scénariste, de producteur et de réalisateur; tournant le plus souvent avec des amis devenus comédiens ou le contraire, et qui déclinent entre eux, encore et encore, leurs blagues de potes afin de sélectionner la meilleure pour l’écran… Apatow voit le cinéma comme un grand laboratoire, plein d’éprouvettes et de liquides colorés, dans lequel on lui aurait donné carte blanche afin de tester toutes les combinaisons possibles. Et c’est pour cette raison qu’on trouve chez lui plus de tendresse, de drôlerie, bref, de chaleur humaine, que dans la pléthore de comédies dont on pourrait, à lecture du titre, ne pas les distinguer des siennes. Quand une blague fait mouche, c’est parce qu’elle a été répétée, modifiée, balbutiée, scandée, travaillée par des dizaines de prises. Finalement, la prise sélectionnée sera celle qui aura été dite « le plus naturellement possible », comme si ce n’était pas dans le cadre du tournage d’un film, mais d’une discussion détendue entre le réalisateur et ses amis/comédiens. Si une caméra pouvait tourner tout le temps, sous tous les angles, sans avoir besoin d’être rechargée et sans qu’on s’aperçoive de sa présence, nul doute qu’Apatow s’en servirait pour capter, et, par là même, comprendre, sa propre vie.

Car c’est bien à une thérapie effrénée et un brin naïve que se livre l’auteur. Ses premiers films travaillaient les questions basiques de l’adolescent geek : comment attirer l’attention sans attirer les moqueries, comment réussir avec les filles, comment communiquer l’amitié entre hommes sans être ridicules… Maintenant, les sujets sont plus « adultes » : comment conserver le lien amoureux, comment continuer à être performant (sexuellement, dans 40 ans mode d’emploi, mais aussi comiquement, en tant que performer, dans Funny people). Face à ces questionnements universels, et auxquels il est admis qu’il n’existe aucune réponse unique et souveraine, c’est bien à un grand déballage, aussi intellectuel (les discussions sans fin sur le sens de la vie) qu’animal (les excès corporels, de sexe, d’alcool, de cup cakes), que nous invite Apatow. Lors d’une discussion entre deux personnes, chacun va dire tout ce qu’il a à dire, de plusieurs façons, sur tous les tons; chacun va mettre à plat ses pensées, ses envies, non pas en en choisissant une, mais en les exprimant toutes, en laissant libre cours à son instinct : c’est l’effet des prises multiples lors du tournage. Dans l’espoir que surgisse, naturellement, la bonne formulation, le geste juste. Alors, il s’agira de sélectionner cette proposition pertinente au montage. Il suffit de voir la bande-annonce de 40 ans, mode d’emploi (différente, en bien des endroits, des scènes du film tel qu’il est projeté dans les salles françaises) pour s’apercevoir qu’Apatow ne parvient pas à choisir. Il propose une thérapie cathartique, compulsive et presque hystérique (qui n’est pas sans rappeler la « méthode Woody Allen »), mais ne semble pas toujours savoir quoi faire des résultats obtenus. Tel un savant fou qui chercherait sa formule après les expérimentations. En espérant que se dégage, a posteriori, un sens à tous ces travers, excès, lubies, passions humaines que son cinéma décrit de façon si pointilleuse.

Mais ce pouvoir démiurgique, propre à bien des auteurs, va chez Apatow encore plus loin : non seulement sa méthode créative parie (à juste titre) sur la toute-puissance du montage, mais ses personnages, décrits à l’écran, semblent appliquer la même méthode pour gérer leur vie : les discussions de couple, censées en définir, puis en régler les problèmes de fonctionnement, se déroulent, elles aussi, comme si les pensées humaines pouvaient être exprimées de mille façon différentes, avant de décider de retenir la meilleur formulation possible. Ainsi, dans 40 ans mode d’emploi, lorsque les deux personnages  sont sur le point de s’engueuler, ils refrènent leurs pulsions et les formulations instinctives qui leur viendraient en tête, et se mettent à parler « comme le thérapeute le leur a conseillé » : c’est-à-dire comme si leurs colères et leurs doutes avaient été déjà digérés, intellectualisés, et donc à même d’être formulés de façon littéraire, posée, rationnelle. De même, à travers tous ses films, vous trouverez toujours un personnage pour dire : « Oublie que j’ai dit ça », juste après avoir vexé l’autre par une remarque ou un geste « spontané ». Comme si l’on pouvait effacer un acte comme on supprime, d’un clic, un plan de la ligne de montage.

Et là, se dégagent les limites du cinéma de Judd Apatow : le réalisateur entremêle, au point sans doute de les confondre, la vie et le cinéma ; sauf que, contrairement à un film, où la prise retenue dans le montage final éclipse totalement, aux yeux du spectateur, l’existence des autres, les souvenirs, dans la vraie vie, restent en mémoire. Une parole dite, un geste fait entraînent des conséquences ineffaçables. On ne peut pas, dans la vie, rembobiner la cassette, et réenregistrer une autre version par-dessus. Les seuls souvenirs qui finissent par s’estomper avec l’âge, sont ceux qui, a posteriori, ne portaient pas à conséquence. Pour ceux-là, la méthode Apatow fonctionne : on peut oublier une vanne, on peut pardonner une coucherie, on peut tenter de mettre de côté les petites mesquineries, méchancetés et jalousies du quotidien, pour « repartir à zéro » (le fameux « fresh start » que cherchent les deux héros de 40 ans, mode d’emploi).

Mais n’oublions pas que les personnages des films d’Apatow n’ont, somme toute, que des problèmes très relatifs : « Comment garder notre immense maison? » « Vais-je pouvoir continuer à signer des artistes engagés dans ma société de production? » « Comment renouer avec mon père chirurgien? » « Comment élever ce troisième enfant non désiré à 40 ans? ». Des problématiques très bourgeoises, très paresseuses, très « réac » (l’avortement, par exemple, n’est même pas envisagé pour répondre à la dernière question). Ce qui n’est évidemment pas une raison pour bouder notre plaisir : le microscope d’Apatow lui permet de décortiquer avec une précision et une intelligence rares certaines couches superficielles de l’être humain ; mais il ne permet pas encore de décrypter celles, plus intimes, qui en entourent le noyau.

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