[Apocalypse, J-3] Take Shelter & Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare : la fin des fins (ou le contraire)

Orgasme terminal, extinction des sens, châtiment divin ou catastrophe naturelle : à quoi la fin, prévue pour le 21, ressemblera-t-elle ? Cinématraque, qui prend l’affaire très au sérieux, passe en revue quelques hypothèses.

Est-ce à cause d’anciens textes mayas, relayés (et surtout déformés) par quelques illuminés venus se réfugier aux environs de Bugarach (dans le sud de la France), ou à cause d’un contexte économique et social globalement de plus en plus sombre, et d’une propension généralisée à la déprime ? Toujours est-il que le cinéma, ces dernières années, a pris un tournant singulièrement pessimiste. Et qu’on y parle beaucoup d’apocalypse – et plus particulièrement de la fin de l’espèce humaine. Bien sûr, de tous temps, les films-catastrophe ont joué sur la menace qu’un volcan, une tornade ou un raz-de-marée faisait planer sur une ville, une région, ou le globe terrestre dans son ensemble. Mais, depuis peu, il est question, plus précisément, de notre extinction : dans les films de science-fiction bien sûr (Les Fils de l’homme, La Route…), mais aussi dans les films d’auteur (Melancholia, Le Cheval de Turin…) et, plus intéressant, dans les comédies romantiques (Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare) ou les drames psychologiques (Take Shelter).

C’est sur ces deux derniers exemples que je vais m’attarder. Car, si le cinéma se pose souvent la question de la fin du monde, il se pose de moins en moins celle de la fin du film. Cette étape est pourtant cruciale ; c’est la manière dont l’auteur nous dit au revoir, ce sont les derniers mots qu’il nous glisse à l’oreille, et qui résonneront en nous longtemps après que nous serons sortis de la salle, qui aiguilleront nos réflexions jusqu’à la prochaine rencontre avec le cinéaste – c’est-à-dire son prochain film. Comptez le nombre de films qui se terminent comme ils ont commencé, avec une scène similaire, construite de la même manière, au même endroit, et même parfois découpée à l’identique, que la scène d’ouverture ; en général, ce sont des films doux-amers, qui décrivent la vie comme un équilibre aussi beau que fragile, quelque part entre la mort des vieilles personnes et l’arrivée des nouveaux-nés. Comptez aussi le nombre de pirouettes finales, de rebondissements maladroits, d’énièmes levées de rideau, sensées remettre en cause tout ce qu’on avait cru comprendre, en nous laissant avec des questions inutiles, et surtout, faussement profondes ; l’apanage, souvent, du thriller (De Palma, champion du retournement de situation), ou du film d’horreur (ils sont tous morts ? Mais non, regardez : il en restait un dans les décombres, il reviendra dans le prochain épisode). Et puis, il y a la catégorie des films contemplatifs, poétiques, ou sociologiques, qui éludent souvent la question, avec la longue et variée panoplie des fins ouvertes, en point d’interrogation : c’est encore la meilleure façon de se couvrir. Le fait est que les films (même parmi les meilleurs) nous laissent souvent sur notre fin.

Revenons à nos deux exemples de « films de fin du monde ». Dans Take Shelter, toute la tension narrative se noue autour du personnage de Curtis (génial Michael Shannon), envahi au fil des jours par la peur panique d’une hypothétique tempête emportant tout sur son passage. A travers des rêves de plus en plus effrayants, la paranoïa monte, implacable, jusqu’aux frontières de la folie. Même éveillé, Curtis a des visions de la catastrophe à venir, et tente de prévenir ses proches, qui ne le prennent pas au sérieux. Sa femme Samantha essaie de l’aider, en faisant preuve d’une exceptionnelle tendresse, le laissant donner libre cours à son obsession, et au moyen qu’il semble avoir trouvé de la combattre : construire un abri sous-terrain au fond de son jardin. Tout l’enjeu du film est donc de savoir si Curtis est fou ou non : est-il un pauvre bougre, qu’une vie banale et difficile a usé au point de lui faire perdre la raison ? Ou est-il un vrai prophète de l’apocalypse, seul à pressentir la catastrophe imminente? Toute la société et ses instances tentent donc de le « soigner » : sa femme le couve de tendresse appliquée, ses collègues de travail lui proposent des « jours de repos », les psychiatres tentent de faire rentrer son cas dans des schémas pré-établis, et finissent, après l’échec des médicaments, par lui conseiller, également, du repos… Bref, personne n’arrive à le comprendre : c’est donc qu’il doit être fou. A la fin du film, sur la plage, alors que tout semble rentré dans l’ordre, Curtis, alerté par sa fille, lève la tête, et contemple… une énorme tempête qui, au-dessus de l’océan, s’approche d’eux, monstrueusement inquiétante. Une partie des spectateurs a condamné ce contre-champ sur la tempête, au titre qu’elle n’était justement qu’une pirouette finale comme celles décrites plus haut. Je trouve au contraire que c’est une fin absolument magnifique : ce n’est pas une pirouette, mais un choix de Jeff Nichols, qui décide de croire en son personnage jusqu’au bout, et qui lui donne raison, envers et contre tous. D’ailleurs, il n’y a absolument aucun doute sur le fait que la tempête soit réelle ou pas, puisque c’est la petite fille de Curtis qui la voit en premier, et que sa femme la voit également. Le dernier plan est absolument superbe : côte à côte, les trois personnages fixent, fascinés, la tempête qui approche.  Samantha hoche la tête et dit : « OK ». C’est à la fois un « OK, tu avais raison » et un « OK, on va devoir faire face à cela ensemble ». C’est donc, en définitive, un « OK » d’amour total : la vision de la tempête, bien qu’effrayante, donne en même temps raison à Samantha, restée seule à croire son mari jusqu’au bout. Cette fin, faussement catastrophique, est en fait un magnifique message d’amour, et d’union. La structure familiale a triomphé, envers et contre toutes les autres instances de la société – officielles, professionnelles et même médicales. Cette fin est donc une des plus belles fin que Nichols pouvait apporter à un film qui prend, grâce à elle, une dimension plus universelle, plus absolue. Et qui dépasse le simple film de tension psychologique (déjà très jouissif) qu’il aurait pu rester (à la manière de Bug, de Friedkin, avec le même Michael Shannon, très réussi mais plus anecdotique).

Autre fin très belle, mais qui cette fois vient sauver un film par ailleurs plutôt raté : celle de Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare. Ici, le postulat de base est plus simple : la Terre va être détruite, percutée par une immense météorite, et il n’y a plus rien à y faire. Au sein de l’abandon général qui fait suite à cette annonce, deux inconnus vont petit à petit tomber amoureux : Dodge, un quadragénaire déprimé et abandonné par sa femme, et Penny, une jeune femme hypersensible qui tente de rejoindre sa famille. Tout du long, le film va hésiter entre la veine de la « tragédie romantique » et celle de la « comédie catastrophique » : montrer la futilité de débuter quelque histoire que ce soit, a fortiori amoureuse, à quelques jours de la fin du monde, et en parallèle imaginer avec un flegme plein d’humour les différentes réactions de la population (le présentateur du JT qui tient stoïquement son rôle jusqu’au bout). Bancal, mal rythmé, le film trottine vers sa conclusion comme un animal aussi boiteux que sympathique. Mais cette fois, la fin du monde vient sauver la fin du film : parce qu’elle s’en tient avec rigueur au scénario annoncé (rien ne viendra perturber l’impact final), Lorene Scafaria parvient, par la force des choses, à embrasser pleinement et in extremis son sujet, lors de la dernière scène : les deux amants, couchés de côté, l’un face à l’autre, tout habillés (ils n’ont pas fait l’amour), attendent la destruction de la Terre, imminente. Penny pleure toutes les larmes de son corps ; Dodge, étonnamment calme, lui demande pourquoi. « On n’a pas eu assez de temps », lui dit-elle. « On n’en aurait pas eu assez de toute façon », lui répond-il, avant que le film s’achève sur un fondu au blanc symbolisant l’explosion finale. Quel constat aussi romantique qu’implacablement pessimiste : pour ceux qui s’aiment, la vie n’est de toute façon pas assez longue. L’amour absolu se veut un état suspendu, éternel, qui échappe à la notion de temps, et toute sortie (mort naturelle comme accidentelle) est définitive : à partir de ce constat, 5 minutes peuvent valoir autant qu’une vie. Le message, proche de l’universel « carpe diem« , n’est donc pas aussi catastrophique qu’on pourrait le croire. Il nous invite au contraire à bien distinguer la fatalité (certitude de la mort) et le fatalisme (concept plus proche du défaitisme, qui nie la volonté de choix de l’homme). La première pouvant être une force libératrice et motrice, la seconde une force d’inertie, bloquante et statique.

Il semble donc qu’aborder la fin du monde ait permis à quelques cinéastes de clôturer leurs films par des scènes particulièrement puissantes (Le Cheval de Turin ou Melancholia ne font pas exception) ; comme si les questions abordées dans les derniers instants (de la vie comme du film), allégées des enjeux propres aux mesquineries de la vie humaine, décomplexées (puisque la mort est certaine, ce ne sont pas des questions de vie ou de mort), touchaient plus profondément et plus intimement à l’âme humaine. Et libéraient ainsi une charge émotive viscérale, et inexplicablement fondamentale.

FIN.

Take Shelter, de Jeff Nichols, avec Michael Shannon, Jessica Chastain, Tova Stewart, Etats-Unis, 2h00.

Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare, de Lorene Scafaria, avec Steve Carrell, Keira Knightley, Mélanie Lynksey, Etats-Unis, 1h40.

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2 thoughts on “[Apocalypse, J-3] Take Shelter & Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare : la fin des fins (ou le contraire)

  1. Wouaw!
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    Quel article magnifique sur ce film grandiose (Take Shalter – je n’ai pas le second mais j’y vais de ce pas!)
    L’article que j’attendais, celui que j’aurais voulu écrire tel quel, mot pour mot si j’avais été capable de le dire dans cette tournure précise: la fin du cinéma…

    Le film est juste exceptionnel, il ne méritait pas moins qu’un éclairage aussi pertinent et aussi lumineux, MERCI !
    Je l’ai déjà revu deux fois, mais avec cette lumière rajoutée, je m’en vais le revoir encore ^^

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