On connaît peu ou mal la filmographie d’exil de Jean Renoir, celle qui suit l’échec retentissant de La Règle du jeu (1939), après lequel il quitte la France. De cette période mouvementée, surgit un film presque venu de nulle part, né sous le soleil de l’Inde tropicale, et qui va marquer la renaissance du cinéaste. L’énergie nouvelle puisée dans cette terre aux antipodes va pourtant ramener l’auteur au plus près de son œuvre.

Après une décennie de productions hollywoodiennes aux succès aléatoires, le nouveau film de Renoir nous surprend là où on l’attendait le moins, de l’autre côté de la terre, au cœur du Bengale, dans le Delta du Gange.

Les premières images nous immergent dans un monde que l’on croit à l’opposé de l’univers renoirien. Au son du sitar, une main dessine sur le sol avec de la farine de riz un motif signifiant, dans la tradition hindouiste, la bienvenue à l’hôte, à nous spectateurs. Puis des pêcheurs bengalis s’affairent sur leurs bateaux, le tout scandé par le chant d’un homme. Le fleuve déploie alors toute sa grandeur, jalonné par les marches majestueuses de pierre blanche menant à des temples ou des palais, dans le faste d’une nature souveraine. Nous sommes emportés d’emblée dans cette contrée au paysage ensorcelant, laissant de côté nos interrogations. Une voix nous conte alors le récit d’amour et de vie d’une jeune adolescente, Harriett, dont l’existence paisible au sein d’une famille britannique, implantée dans ce village et vivant de l’exploitation de jute, va être bouleversée par un jeune américain. Un ancien soldat qui arrive, comme « déposé«  par le fleuve, telle une « offrande«  des dieux aux hommes.

La vie d’Harriett est comme une image d’Epinal, la vaste demeure familiale est le lieu des plaisirs et des jeux entre frères et sœurs, avec la complicité de leur nourrice, Nan, et la bienveillance de leur mère. Ce jardin d’Eden, chargé des parfums et couleurs insouciantes de l’enfance, va être le théâtre de l’éveil à la sensualité et à l’amour, au premier amour. Dans cet endroit préservé du monde, où les filles s’amusent sur la balançoire en rêvant au jeune homme tout juste arrivé, nous parvient l’écho des batifolages de Partie de campagne (1936), auquel le film ressemble par bien des aspects. Sauf que nous sommes ici au plus près de l’enfance et de l’innocence du cœur. Et loin de la petite escapade champêtre sur les bords de la Marne, c’est l’Inde, avec ses fêtes flamboyantes consacrées aux divinités de la nature, dans une osmose humaine presque rêvée entre les Anglais et la population locale. L’escale de Renoir dans ces lointaines contrées semble prendre l’aspect d’un retour au plus profond de ses sources, à l’essence des thèmes qui traversent son œuvre, le désir, la vie, la mort, l’amour. Mais depuis Une Partie de campagne, les années ont passé, l’exil américain de près de dix ans a marqué l’homme et le cinéaste. Une forme d’apaisement affleure au long de ces plans comme charriés par le fleuve.

A la manière de Shéhérazade, en effet, dont la voix nous berce tout au long du film, les mouvements du cœur humain nous sont donnés à voir à travers le voile du conte. Une petite histoire, celle des hommes d’un côté, avec leur misère et leurs tourments, et celle des dieux de l’autre, qui gouvernent les hommes par la nature inaltérable. Et comme dans tout conte, le prince charmant ne peut être paré d’emblée des plus beaux atouts. L’arrivée du jeune américain est accompagnée par un mauvais pressentiment de la nourrice, les cieux ont annoncé en effet quelques signes. Le capitaine John est blessé, mutilé de la jambe. Une blessure physique et intérieure irréversible, rendant l’homme solitaire et farouche, conférant à son allure un mystère source de bien des tourments auprès de ces jeunes filles. Ces premiers émois vont déboucher sur un drame fatal. Car les divinités veillent prudemment, et les hommes ne manquent pas les rituels d’offrandes pour solliciter leur protection.

Le film, intégralement tourné à Calcutta et sur les rives du Gange, fait la part belle aux nombreux rituels hindouistes consacrés aux divinités, notamment la fête des Lumières, le diwali, où le village s’illumine des milliers de lampes flottant dans l’eau pour signifier les vies qui ne sont plus. Ou celle plus spectaculaire de la fête dédiée à Kali, déesse de la destruction et de la création, et dont la statuette, après la cérémonie, retourne là où elle est arrivée, dans le fleuve. Moments de rituels magiques, débordant de force vitale, et saisis par une caméra avide d’absorber cette énergie, qui nous la distille ensuite, nous faisant vibrer au rythme des fêtes saisonnières. Le mouvement du film, c’est la pulsation de cette nature changeante, qui agit sur le cœur des personnages, un jour heureux, le lendemain mélancolique. Une énergie mystérieuse qui donne à chaque plan une sensualité irrépressible. La fascination du cinéaste pour ce pays qu’il vient de découvrir est palpable, d’autant qu’il s’agit ici du premier film de Renoir en technicolor. L’auteur en vient presque à délaisser le récit initial pour se laisser entraîner par ces contemplations, construisant alors un espace hors cadre, hors temps, presque cosmique. Mais loin de toute imagerie exotique, le cadre géographique du film est au contraire son point névralgique, là où puisent l’énergie des personnages, la suavité du récit. Il irrigue le film comme ce fleuve immense fait naître la vie autour de lui.

Le film est donc envahi par la nature toute puissante. Les scènes de rituels font bien entendu la part belle aux étoffes et aux statuettes aux mille parures. La palette chromatique épouse les vibrations narratives, les saisons qui scandent le récit. Blanc et beige monochromes pour la manufacture de jutes, vert éclatant, presque fiévreux, pour les scènes d’Epinal dans le jardin familial. Et, à nouveau, des couleurs dans la dernière séquence inaugurée par le printemps, où l’éclat des costumes annonce la renaissance à l’œuvre, participant du cycle général de la vie. Les panoramiques chers à Renoir célèbrent ce mouvement de vie incessant, celui des porteurs de jutes, des enfants courant dans les rues, les animations du bazar, cette insolente énergie face aux jeux cruels que se livrent les personnages prisonniers. Lorsqu’ils se seront pris à leurs propres pièges (déception amoureuse, deuil, amertume) c’est le fleuve immuable qui affirmera sa suprématie. C’est par lui que le capitaine John, cause de tant de joies et de tourments à la fois, arrive et repart, et c’est par lui que la paix revient dans le jardin familial.

L’ancien soldat, tel un concentré du militaire renoirien, revenu de toutes les guerres, porte pourtant la blessure inaltérable qui semble être le lot de l’homme moderne. Un homme mutilé moralement, car le savoir, lorsqu’il va trop loin, détruit plus qu’il ne crée. Cet homme qui a perdu une partie de lui-même, égaré à jamais, obligé de vivre avec cette jambe artificielle, symbole de ce fragment inconnu de lui, et qui revoit enfin les choses à leurs justes proportions, au contact de cette nature vibrante qui prodigue à la fois la joie et la tristesse.

Cette vitalité débordante, additionnée d’une sagesse acquise peut-être par l’exil, ferait presque du film la matrice de l’œuvre renoirienne, le noyau d’où jaillit le débordement dionysiaque de ses films.

Un film qui prend enfin le temps de compter les saisons qui passent, les cycles qui rythment la vie, où l’on doit accepter la mort pour accueillir de nouveau la vie, bercés par le rythme nonchalant du fleuve, dans la torpeur du soleil tropical.

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1 thought on “Le Fleuve

  1. Suis allé voir le film il y a deux jours suite ton texte: c’est sans doute un des plus beaux Renoir, bénéficiant d’une lumière incomparable. Effectivement, on pense beaucoup à Partie de campagne, ce qui a tout pour me plaire!

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