Grand temps fort ayant rythmé cette première journée complète de compétition, l’hommage du festival de Cannes à Tom Cruise aura rythmé toute cette journée de mercredi. Masterclass en salle Debussy, Palme d’honneur surprise remise par Thierry Frémaux et Pierre Lescure, passage de la Patrouille de France au-dessus du Palais des festivals, feu d’artifice en clôture de soirée… La Croisette avait mis les petits plats dans les grands pour la réception de la star, à coup sûr l’un des grands moments forts de cette 75ème édition, alors que la Paramount avait accepté d’envoyer, à quelques jours de sa sortie en salles, Top Gun Maverick en séance exceptionnelle. Une grande fête qui en dit long en creux sur la relation tumultueuse qu’entretient le festival avec les blockbusters hollywoodiens.
Sans nul doute, Top Gun Maverick n’aurait jamais eu le droit aux honneurs d’une présentation cannoise il y a quelques années. Frileuses à l’idée d’envoyer leurs tentpoles sous le regard de l’exigeant et un peu snob public cannois, les majors hollywoodiennes s’étaient progressivement désengagées des grandes soirées cannoises, au point de voir le festival se retrouver à devoir programmer tout penaud l’été à devoir programmer Fast & Furious 9 (l’au moins troisième volet de trop de la saga) après avoir été snobé par… Top Gun Maverick, pas encore prêt à l’époque. Sauf que depuis la donne a changé : dans l’ombre des toutes-puissantes franchises super-héroïques et des quelques IP à univers étendu à tirer leur épingle du jeu, le blockbuster souffre comme tous les autres de la désaffection des salles de cinéma, encore plus sensible de l’autre côté de l’Atlantique. Dans ce contexte, le festival de Cannes espère, et c’est l’atmosphère qui se dégage de cette première édition post-pandémie à peu près « normale », retrouver son rôle de prescripteur et de générateur de bouche-à-oreille. Sans doute encouragée par les très bon retours critiques du deuxième volet de Top Gun, la Paramount a dit banco, et l’heure des retrouvailles s’est avérée particulièrement chaleureuse.
Il faut dire que Top Gun reste chargé d’une mythologie particulière (les blousons d’aviateur, le beach-volley, Take my breath away…), en plus d’être encore un film d’action porté par un réalisateur (le regretté Tony Scott, auquel le générique de Maverick rend hommage) et une superstar (Tom Cruise) auteur-compatible. Si le film original est en lui-même moins intéressant que la trace qu’il a laissé dans la pop culture des décennies qui ont suivi, Top Gun, ça reste quelque chose, et quelque chose avec suffisamment de matière pour continuer à susciter l’intérêt plus de trente-cinq ans après. Reste qu’au milieu de l’océan de remakes, sequels, prequels, presequels et autres réécritures de franchises qui inonde nos écrans depuis quelques années, Top Gun avait potentiellement le profil de rejoindre rapidement le rang des innombrables œuvres médiocres et vite oubliées nées de cette tendance.
Pour y remédier, la recette de Top Gun Maverick est simple : faire du neuf avec du vieux. Aux manettes du projet, le vénérable Jerry Bruckheimer refait équipe avec sa star, accompagnés par deux noms importants du Tom Cruise Cinematic Universe contemporain : le réalisateur Joseph Kosinski, qui retrouve l’acteur presque une décennie après le sympathique Oblivion (2013) et surtout Christopher McQuarrie, scénariste (et parfois réalisateur) star des derniers Mission : Impossible et des Jack Reacher, inséparable de la filmographie récente de Cruise. Deux faiseurs talentueux, dont la principale qualité reste certainement d’être les rares à Hollywood à savoir s’ajuster à l’exigence toujours plus extravagante de Tom Cruise, dont le jusqu’au-boutisme l’a conduit à supplanter tous les autres noms qu’on pourrait jamais poser à côté du sien sur une affiche.
Il est bien loin le temps où, comme le montrait le montage d’une dizaine de minutes précédant la diffusion de Top Gun Maverick, l’acteur brillait devant la caméra de quelques-uns des plus grands cinéastes de leur temps, de Martin Scorsese à Stanley Kubrick en passant par Sydney Pollack, Paul Thomas Anderson, Michael Mann ou Steven Spielberg. Aujourd’hui, un film de Tom Cruise n’est et ne peut plus être qu’un film de Tom Cruise. Depuis plus d’une décennie, l’acteur ne fait plus qu’enchaîner les blockbusters d’action de luxe, avec comme leitmotiv l’idée fixe de défier le défilement des années, de défier la mort, d’aller toujours plus loin dans la course au frisson et au spectacle. De par cet entêtement de control freak absolu, terrorisant toutes les compagnies d’assurance de Californie, Tom Cruise est devenu son propre auteur, l’un des plus fascinants exemples d’une politique de l’acteur appliquée au blockbuster, genre par essence royaume du producteur.
La force de Top Gun Maverick est de savoir exactement ce et qui il filme, et de ne jamais s’en écarter. Solidement attaché à l’héritage du premier volet, ce deuxième épisode se pose d’emblée comme l’héritier d’une génération confronté à une nouvelle. Pete Mitchell a vieilli, mais il n’a jamais changé. Malgré toutes les décorations, les médailles et les honneurs, même son statut hiérarchique n’a pas changé. Toujours au bas de la chaîne comme capitaine parce qu’il veut toujours continuer à voler, Maverick se retrouve confronté à un monde qui veut sans cesse lui rappeler son obsolescence programmé. L’avion du futur n’aura plus besoin de Maverick, car il n’aura plus besoin de pilote. Mais avant de le pousser à la retraite, la Navy veut encore une chose de lui : retourner dans l’école Top Gun non plus pour piloter, mais former la nouvelle génération à la mission en apparence la plus impossible qui soit : détruit un abri nucléaire surmilitarisé en échappant aux systèmes de surveillance aérienne les plus sophistiqués qui soient.
Vous la sentez cette bonne odeur d’années 80 qui se dégage de ce pitch ? Top Gun Maverick n’est en effet que ça, un morceau de blockbuster eighties balancé de manière presque brute dans le cinéma des années 2020, et ce sans aucun second degré. Ne cherchez pas d’humour méta, de déconstruction conscientisée ou quoi que ce soit que Le Point pourrait qualifier de « wokisation incontrôlable » dans sa critique. L’armée de Top Gun Maverick est peut-être plus diverse que celle de Top Gun, mais le film reste ce même exemple du blockbuster militariste et ultra-patriotique, l’incarnation de la ‘MURICA triomphale et triomphant de tout (on ne sait même pas vraiment qui est l’ennemi dans ce film et on s’en fout puisque c’est juste un ennemi de l’Amérique), où le soldat devient le surhomme face à ses adversaires, face à sa hiérarchie, et même face aux limites de la science.
Nul doute que certains resteront sur le bas-côté devant l’intransigeance de Top Gun Maverick à ne rien changer de la recette qui avait fait le succès du premier, au risque de sacrifier des enjeux humains souvent légers (une pensée pour la pauvre Jennifer Connelly, dont la sous-écriture dramatique fait d’elle une simple potiche simplement là pour envoyer des œillades à Tom Cruise), malgré les passages obligés d’un fan service dans l’ensemble plutôt bien maîtrisé (les retrouvailles tant attendues avec Iceman, Val Kimer, sont forcément bouleversantes). Ceux qui choisiront de s’en accommoder découvriront cependant un blockbuster savamment troussé, porté par l’aura d’un Tom Cruise plus christique que jamais, une ode à un acteur comme aucun autre aujourd’hui. Si les blockbusters de Tom Cruise ont une telle identité aujourd’hui, c’est parce qu’ils sont portés par un homme qui non seulement croit encore dur comme fer à la vertu de la cascade, la vraie, mais parvient à l’imposer au studio qui le paie.
A l’heure où Hollywood s’uniformise de plus en plus dans des décors de studio filmés et éclairés n’importe comment, incrustant des fonds verts dans des proportions frôlant le ridicule, Top Gun Maverick, même s’il reste bien loin du blockbuster d’artisan, a quelque chose de fascinant dans sa démesure old school, son pied de nez à la course à la modernité, et son plaidoyer en creux pour le travail bien fait. Peu importe la génération qui arrive, peu importe si elle-même sera propulsée dans l’oubli et remplacée par des algorithmes et des IA, futur d’un blockbuster vidé de tout trace d’humain, à la fin c’est Tom Cruise qui triomphe et mènera la charge, parce qu’il ne peut en être autrement. Parce qu’il faut que ce soit Tom Cruise. Parce que c’est lui le dernier Maverick, le vrai Last Action Hero. Mégalo ? Probablement. Mais on en attendait pas moins.
Top Gun Maverick de Joseph Kosinski avec Tom Cruise, Jennifer Connelly, Miles Teller…, en salles le 25 mai.