12 Jours : un monde de fous

12 jours, c’est le laps de temps maximum avant lequel doit être présentée à un juge une personne qui a été internée en psychiatrie sans son consentement. Ce sont ces rencontres (ces jugements), où il est question de la liberté, de la maladie, de la vie, que Raymond Depardon a filmées pour son nouveau documentaire. Le dispositif est on ne plus simple, et c’est le même que celui qu’il utilisait dans 10e Chambre, Instants d’Audience ; le film consiste en une succession de scènes aux configurations similaires : il y a ici un patient, un juge, un avocat et la caméra.

Pas de médecin dans la salle, juste un rapport médical concernant la personne écoutée. Le champ est ainsi  libre pour tenter de discuter de liberté, d’enfermement, de philosophie, en fait. D’ailleurs, le film s’ouvre sur cette citation de Foucault : « De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou. » C’est donc cette étape du chemin sur laquelle s’attarde l’homme des Profils Paysans.

La caméra filme en retrait des protagonistes, et Depardon est effacé (du documentaire à la Wiseman, donc) : jamais on ne l’entendra, jamais on ne le verra. Il ne se tiendra qu’à côté, comme pour écouter, essayer de piger, mais aussi poser sa caméra (et donc ouvrir les yeux au public) sur tous ces gens qui s’efforcent de se comprendre les uns les autres, malgré d’immenses difficultés à communiquer. Du côté des juges, il faut sans cesse recentrer le débat, et de celui des patients, il s’agit d’engranger tout ce mécanisme juridique, et de défendre leur position : trouvent-ils leur internement nécessaire ? Bénéfique ?

Pour la plupart des internés, être enfermé, c’est inacceptable. Depardon démarre d’ailleurs son film par ces longs couloirs d’hôpital, qu’il fait traverser lentement à sa caméra. Le décor est un couloir rempli de portes desquelles émanent parfois des cris. Cet hôpital n’a pas grand-chose à envier à une prison. Le film nous montrera qu’il est en fait une sorte de moindre mal. De « moins pire ». Mais c’est bien de leur liberté dont ces gens se voient privés, et ce simplement parce que leur maladie n’est pas compatible avec les règles de vie régies par notre société moderne. Maladies qui, et c’est bien là le paradoxe qui émane de ces entretiens, sont générées par cette même société.

La salariée de chez Orange

Parmi les patients que nous présente le réalisateur, il y a par exemple cette dame, travaillant à la compta chez Orange. Son manager, elle ne peut plus le sacquer. Pire, il la rend malade, et il est fréquent qu’au boulot elle fonde en larmes. La direction d’Orange, « pour faire croire qu’ils se font du souci pour nous », nous explique-t-elle, a décidé de la faire interner en urgence et de force en psychiatrie. Cette décision, elle ne revient pas dessus. Non, son internement, elle le dit logique, et utile. Son regard, sa voix qui tremble, et la tirade de son avocat nous montrent bien que l’entreprise – aux techniques manageriales désormais bien connues, eu égard aux nombreux faits divers – a créé un mal dont elle ne peut plus se défaire autrement qu’en enfermant ses victimes, qu’en se bandant les yeux et en se bouchant les oreilles, criant au fou.

Ces longs couloirs dans lesquels la caméra ne cesse de revenir, ces petites cours entourées de grillages, le tout enferme ceux dont la société ne sait plus quoi faire. Ici cohabitent des meurtriers, des personnes fragiles, suicidaires, et des gens simplement inadaptés. Aucun d’entre eux n’a sa place ailleurs, et le geste cinématographique de Raymond Depardon en est d’autant plus nécessaire. Notamment pour nous faire rencontrer cette femme, au parler franc, au regard sûr, qui n’a qu’une envie : « me jeter par la fenêtre ». 37 ans qu’elle en bave, et sa décision est, dit-elle, irrévocable. Désappointée, rendez-vous après rendez-vous, la juge n’a de cesse de prolonger son internement sans consentement. Démunie, elle argue tout de même qu’il s’agit là d’une maladie, et qu’elle va guérir. Mais personne autour de la table ne semble réellement y croire, et la situation de s’apparenter à un rond-point où chaque sortie serait un sens interdit. La dame tourne, tourne, tourne, et reste derrière ces barreaux, en n’attendant rien, sinon son prochain rendez-vous.

Depardon parsème également son film de plans fixes sur des patients qui habitent le décor. Les images de ces gens qui tournent en rond sont bénignes mais difficiles : il est comme démuni face à ceux dont la société ne sait que faire. Le temps d’un plan, même, il filme une jeune femme qui vient à sa rencontre, un gobelet dans la main. Elle s’approche tout près et le remercie « pour le café ». La caméra bouge brusquement, comme si Depardon en avait perdu le contrôle. Il a payé un café, on l’a remercié, ça a bousillé son cadre. Aussi, garder cette scène au montage est un choix fort et honnête : bien que volontairement en retrait dans les scènes de jugement, Depardon a tout de même été au contact de ces gens, sans pour autant les filmer. Il a fait un réel travail d’immersion, donc.

Le film se conclut en nous faisant sortir de l’hôpital. La question de la folie est restée en suspens, suite à cette phrase prononcée tout de go par un patient lorsque le juge lui a rappelé que les médecins l’avaient diagnostiqué malade : « Malade ? Mais tout le monde est malade… » 

La caméra sort de l’hôpital de Bron, et rallie la banlieue lyonnaise. La brume brouille le champ de vision. La ville est un amoncellement de couloirs. Presque une prison.

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