Enemy : un joli ballon de baudruche

Il y a clairement deux temps dans la réception d’Enemy, le nouveau film de Denis Villeneuve, auteur remarqué d’Incendies (2010) et de Prisoners (2013) : le temps de la projection, et celui de la digestion, une fois sorti de la salle. Parfois, l’existence même de ce deuxième temps témoigne de la réussite d’un film : par son intrigue, son ambiance, son thème, ses images, sa musique, ou un curieux agencement de tout cela à la fois, le film a touché quelque chose en nous, qu’il ait soulevé une question cruciale ou effleuré une corde sensible inconsciente ; si l’on y repense, c’est que nous avons, personnellement (et que nous le voulions ou pas), quelque chose à voir avec le film. Il nous faut avoir été ému – c’est-à-dire mis en mouvement.

Or Enemy (adapté d’un roman de José Saramago, L’Autre comme moi) est un film statique, engoncé dans un écrin lisse, au luxe froid ; un objet qui se contemple – à l’image de cette femme écrasant une araignée dans un club érotique, devant un parterre d’homme fascinés – mais ne se touche pas. Une image jaunie par un filtre, des plans décadrés avec application (amorces floues masquant partiellement les visages, légers travelling révélant des portions de corps, flous, trois-quarts dos…), une musique de suspense omniprésente soulignant les moments « bizarres », des plans de coupe (magnifiques d’ailleurs) de Toronto embrumée en guise de transitions entre les scènes, etc. La mise en scène, voyante, maîtrisée, uniforme et lourde, tente à toute force (et cela fonctionne relativement bien dans la première moitié du film) de nous plonger dans un état second.

D’autant que le récit nous vend, par petites touches distillées avec lenteur et mystère, une intrigue qui évoluerait dans un climat assez envoûtant de polar fantastique. On a très vite fait le tour des éléments « concrets » auxquels se raccrocher : un homme sur la fin de la trentaine, timide professeur d’histoire à l’université, amant désabusé et introverti d’une femme indépendante, retrouve par hasard son sosie exact en la personne d’un acteur de seconde zone, plus assuré, et qui semble nourrir un penchant pour l’érotisme fétichiste très peu au goût de sa femme enceinte de six mois. Voilà pour le pitch. Parti de là, le film s’étire en tous sens comme un chat paresseux, hésitant sans cesse entre réalisme et fantastique, laissant en suspens des questions à peine formulées, qui ne semblent pas vraiment intéresser Villeneuve lui-même, tout occupé à parfaire ses gammes stylistiques.

Dans la deuxième partie du film, l’ennui nous gagne avec la certitude que l’on n’a en réalité affaire ici qu’à un canevas psychologique métaphorique, que les deux hommes (Antony et Adam) sont en fait les deux versions d’une seule et même personne, et qu’on peut alors interpréter à souhait que l’un est le « vrai » et l’autre sa part de subconscient venue le titiller, ou vice-versa. Après la séance, le côté fantastico-mystérieux s’étant peu à peu dissipé, il ne reste plus qu’à se demander de quoi Enemy nous a parlé pendant 1H30 : on retrouve alors les sujets classiques du passage à l’âge adulte, de la peur de l’engagement, de l’attente d’un premier enfant, de la manière dont s’accommoder au quotidien de ses pulsions et de ses doutes. Des questionnements somme toute intéressants, mais dont le maniérisme scolaire de la mise en scène ne parvient pas à faire surgir la moelle émotionnelle – à part, tout au long du film, ce mélange de malaise, de curiosité et d’ennui.

Enemy, Denis Villeneuve, avec Jake Gyllenhaal, Mélanie Laurent, Sarah Gadon, Cnada / Espagne, 1h30.

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4 thoughts on “Enemy : un joli ballon de baudruche

  1. 6 sur 10 pour un pareil foutage de gueule???? … 6 sur 20 plutôt… tu as été bcp trop généreux, ceux qui y iront y noyer leur ennui 1h30 ne te le pardonneront peut-être pas 😉

    1. Oui je suis d’accord Eve, mais j’essaye de rester un minimum objectif, et je trouve qu’il y a quand même un vrai travail fourni. Après, le 6 te semble exagéré, mais j’avoue ne pas avoir fait particulièrement gaffe au système de notation… Mais l’article lui-même me paraît bien assez dissuasif comme ça! 🙂

    1. Hello Marla,

      Oui, ta tentative d’interprétation me semble convaincante, mais, comme tu le dis si bien, si on en vient à ces réflexions, c’est vraiment parce que le film n’a pas réussi à les porter. Merci en tout cas pour m’avoir fait découvrir le mot épanadiplose! 🙂

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