Le premier long métrage de fiction de Virgil Vernier est largement à la hauteur de ses ambitions. Est-ce une surprise ?
Mercuriales. Point. Y a pas à dire, Virgil Vernier a l’art de savoir introduire les enjeux d’un film avant même la première image. Comme Commissariat ou Orléans, le titre de ce nouveau film, précisément son premier long métrage de fiction, sera l’énoncé le plus synthétique de son atmosphère, son ambiance, sa matière première. Dans et autour des deux tours susnommées de Bagnolet, seront brossés les portraits d’une poignée de jeunes garçons et filles (surtout de filles) partagés entre volonté de stabilité sociale et financière, via l’entrée officielle dans le monde du travail, et besoin de bifurcation, de révolte, de rêves plus grands que la vraie vie.
Joane et Lisa (Ana Neborac et Philippine Stindel), les deux jeunes femmes dont l’amitié naissante tiendra lieu, après une bonne demi-heure d’incertitude, de vecteur principal de la fiction, porteront alors ce souci : faut-il admettre que nous sommes arrivées (là où notre situation devait « naturellement » arriver) ou s’autoriser à tourner encore autour d’un supplément, d’un horizon à chercher nous-mêmes, quoi qu’il nous en coûte ? Rassurez-vous, sur l’écran, la question se pose de manière bien moins schématique. Car Mercuriales, comme les précédents films de Vernier, longs et moyens métrages documentaires ou de fiction, est avant tout le nom d’un défi lancé à l’incarnation.
La forme du film est très décidée, chaque plan travaillé, fixe si possible. La multiplicité des compartiments où se dessine l’histoire, le côté labyrinthique de son écriture n’empêchent nullement le lieu élu de s’imposer comme cadre à part entière. Joane, Lisa et leurs amis habitent autant le plan que les chambres, bâtiments et autres zones de la cité. A partir d’un principe esthétique très distinct, Mercuriales égalerait presque l’intelligence topographique du passionnant Les Bruits de Recife du Brésilien Kleber Mendonça Filho. Des films où l’espace, traversé ou habité par des corps, des silhouettes parfois fantomatiques, ne tient jamais lieu de faire-valoir de l’action, mais d’orchestrateur.
C’est parce que Virgil Vernier installe parfaitement le territoire de Mercuriales que les très rares échappées de ses héroïnes participent à renforcer l’existence pleine du lieu. Film et personnages ne s’interdisent pas de sortir de Bagnolet, mais le déplacement, le dépaysement donneront au retour une dimension plus ancrée encore. La question n’est même pas que cet ancrage soit ou non une bonne nouvelle, mais de voir que le cinéaste a l’honnêteté de ne jamais faire mine d’esquisser la promesse d’un changement. Le film, dont la part de réalisme n’est pas négligeable, ne s’expose jamais comme l’observation purement sociétale d’une jeunesse banlieusarde en manque de rêves.
Les hantises des personnages, leurs coups de sang, crises de larme (de rire aussi), en même temps qu’ils disent quelque chose de leurs états d’âmes du moment, travaillent à charger le film d’angles de lecture ne garantissant aucun diagnostic. D’aucuns pourront d’ailleurs lui reprocher ça, justement : n’être « au fond » qu’un exercice de style cachant un manque de regard et d’intérêt réel pour son sujet (la banlieue, la jeunesse) derrière une expérimentation formelle et narrative tendant à une forme d’opacité. Si l’on veut. On ne peut nier en effet que Mercuriales, malgré son audace, est « au fond » un film assez peu émouvant.
Mais, encore une fois à l’instar des précédents Vernier, cette primauté de la sensorialité, du voisinage des tons et degrés de réalité sur la ligne claire d’une belle aventure humaine invite à moins se soucier de la progression d’une histoire, l’accès ou non de ses personnages à une destinée plus ou moins heureuse, que de sa matérialisation pure, sous nos yeux, « en direct du plan ». Nous parlions plus haut d’incarnation, c’est bien de cela qu’il s’agit, ici plus encore que précédemment. Mercuriales est un film aussi cadré, composé et structuré que soucieux de laisser aux corps et aux lieux, aux uns dans les autres, le temps nécessaire à leur adoption mutuelle.
C’est un cinéma invitant à voir et entendre tout ce qui s’incarne plutôt que se projeter dans un au-delà tout imaginaire de la scène. Mercuriales, c’est sa force singulière, est un film à regarder comme il se fait, ici et maintenant, le plus bêtement du monde.
Mercuriales, Virgil Vernier, avec Ana Neborac, Philippine Stindel, Audrey Pouffer, France, 1h45.