Bethléem : l’entre-deux-guerres à fronts multiples

Toutes les guerres sont des guerres civiles, disait Victor Hugo dans Les Misérables… Le sens premier de cette affirmation est assez évident, mais il en cache un autre que la puissance du film de Youval Adler révèle de façon terrifiante : toute guerre, quel que soit l’ennemi qu’elle désigne, finit par opposer jusqu’à la destruction ceux qui se sont alliés pour la faire. A exister dans la belligérance, toutes les relations prennent la forme d’une guerre, tant et si bien que tuer n’est plus un mal, et que l’idée de survie usurpe avec une facilité déconcertante le rôle de la conscience face aux crimes.

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Co-réalisée par des palestiniens et des israéliens, la production « associée » de Bethléem est la seule lueur d’espoir que recèle ce thriller nerveux et haletant. A en croire Youval Adler, le conflit israélo-palestinien serait condamné à ne jamais se résoudre, car l’engrenage de la violence psychologique a désormais dépassé celui de la violence militaire, au point de déshumaniser les deux parties. Même quand les armes se taisent, la haine sourde est encore tellement vive qu’il  faudrait plusieurs décennies pour atténuer les horreurs qu’elle démultiplie à tous les niveaux. Il y a de part et d’autre un mépris énorme, et une telle réduction de l’humain à sa dimension d’opposant ou de danger, qu’elle induit une désincarnation totale de  l’ennemi pour le transformer en cible abstraite.

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Cet ennemi pourtant si proche, physiquement et historiquement.

La force particulière de Youval Adler est d’avoir prouvé,  sans discussion possible, que l’unique et dernière solution qui subsiste dans l’absurde désormais plus qu’avéré de ce conflit, reste la voie des accords de paix.  La bataille quotidienne qui fait rage entre israéliens et palestiniens confirme que « la guerre de tous contre tous » n’est pas celle qui produit un gagnant en mesure d’assurer la coexistence par la force, mais uniquement une destruction mutuelle à l’infini. Cependant, le cinéaste reste profondément pessimiste, car il montre dans le même temps que les hommes qui auraient pu répondre de cet impératif catégorique se sont transformés en machines de guerre, et que le minimum de conscience morale nécessaire à ces négociations a certainement disparu.

En effet, ces deux guerres désormais menées à l’aveugle, et comme indépendamment l’une de l’autre, se trouvent aujourd’hui reliées par autre chose que l’objet de plus en plus flou des désaccords de base. Comme la psychiatrie l’explique, le symptôme d’une souffrance se fait parfois si puissant, si douloureux en lui-même, qu’il s’autonomise pour devenir une maladie à part entière, reléguant la véritable cause de son développement au rang d’effet secondaire. Au-delà de l’opposition armée, il y a aujourd’hui la guerre des nerfs, des mensonges, des humiliations, des deuils inconsolables, des idéologies moribondes ou morbides, des espoirs déçus et des intérêts individuels, souvent dissociés des objectifs collectifs. Cette guerre, qui existe entre deux peuples, remet chaque fois à jour les conflits irréductibles qui séparent les partis politiques au sein de chaque population, les divergences qui déchirent la société et les familles – et montre comment ces contradictions vont jusqu’à rendre schizophrènes les individus eux-mêmes.

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L’objectif du film – tendu, puissant et très documenté sur les rouages politiques et sociaux du conflit – est indéniablement l’impartialité ; l’intention, qui reste prépondérante dans le scénario, est louable, même si elle s’avère parfois discutable, sur certains points qu’il n’est pas forcément intéressant de développer.

Ce qui ressort, de manière extrêmement puissante, dans le récit de Bethléem, c’est cette leçon que l’histoire réitère à toutes les époques : chaque bataille est une attaque simultanée sur plusieurs fronts qui s’opposent. Les bilans meurtriers nous rappellent inlassablement – et ce de manière effective –  que la guerre  est une notion contradictoire que les nominalistes avaient déjà pointée comme telle : LA guerre n’existe pas. Il n’y a que des Youval, des Razi, des Sanfur, des Ibrahim et des Badawi,  pris séparément, qui se battent et s’entretuent, chacun à sa manière, avec des objectifs qui ne sont pas forcément cohérents, même à l’échelle de l’individu.

Penser que faire la guerre est une solution possible, c’est constamment s’exposer au sniper invisible qui pointe, de façon meurtrière, toutes nos contradictions.

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Bethléem de Yuval Adler, avec Shadi Marei, Tsahi Alevi, Itham Omari, Tarek Copti, Israël / Allemagne / Belgique, 1h39.

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