Sugar Man (et moi, et moi, et moi)

Aller voir un documentaire au cinéma, quelle idée. Même pas en Imax, même pas avec des animaux. Un film suédois tourné entre la cité ouvrière de Détroit et l’Afrique du Sud, avec un chanteur oublié et des images de caméscope pourri. Faut vraiment avoir envie. Pour une fois, je me suis dit : « Et si je faisais confiance à la critique ? ». Je ne lis jamais d’articles avant d’avoir vu les films. Ou bien je les survole, pour en entendre l’écho. Et là, il semblait anormalement positif.

Le Ciné Cité des Halles, c’est pas trop mon truc non plus, un peu une usine à mon goût, avec une population plus francilienne que parisienne (vous avez le droit de me détester pour cette phrase). Un lundi à 15H, la salle était pleine, je me serais cru au Pôle emploi, parmi tous ces chômeurs et autres inactifs. J’ai appris d’ailleurs que Sugar Man avait la plus belle moyenne d’entrées par copies, ce qui est quand même la grande classe. Mais alors, de quoi ça parle  ?

Pour commencer, écoutez-moi ce son :

Est-ce Bob Dylan, sont-ce les Beatles ? Non, c’est un mec – Sixto Rodriguez – qui a fait deux albums et, suite à leur insuccès, a arrêté. Certains disent qu’il s’est suicidé sur scène. D’autres, qu’il est maçon à Detroit, mais qu’il préfère travailler en smoking plutôt qu’en tenue d’ouvrier. Le film part de cette légende, essaie de la comprendre, puis de la suivre jusqu’en Afrique du Sud, où une copie pirate de Rodriguez a circulé, pour y être copiée à l’infini et devenir une musique emblématique de la fin de l’apartheid. On notera au passage que, si le piratage n’a pas rendu riche l’auteur, sans celui-ci, ses merveilleuses chansons ne seraient probablement jamais parvenues jusqu’à nous.

L’auteur, Malik Bendjelloul, se met donc en quête de l’individu, en suivant le point de vue de ceux qui l’ont cherché.

(Merci d’aller voir le film avant de lire la suite, à moins que vous ne connaissiez déjà l’histoire de Rodriguez)

On découvre alors un homme qui vit toujours dans sa ville, et y travaille comme ouvrier. Ni déception, ni rancune, « il n’y a rien comme la réalité », nous dit-il. C’est pourquoi il a choisi d’y retourner. Il se présente sans succès aux municipales, fait une licence de philosophie. Quand on lui demande s’il a continué à faire de la musique, il répond simplement : « Oui, mais pour moi, la musique, c’est aussi écouter et jouer les autres, j’aime bien la guitare et j’ai continué à en faire ».

En gardant ses questions au montage (que, personnellement, par orgueil, j’aurais coupées), le réalisateur nous renvoie à notre propre regard sur l’art, à nos propres interrogations sur cette histoire. On peut ainsi apprécier l’ampleur du décalage entre les deux individus. « Auriez-vous aimé être une star ? » « Comment trouvez-vous votre album ? » « Vous savez pourquoi ça n’a pas marché ? » Ou, à sa fille : « Mais il doit être riche à l’heure actuelle ? » Le film interroge quelques-uns des critères d’évaluation de l’art. Combien d’albums vendus ? Avec qui a-t-il travaillé ? Combien de concerts, de stades remplis, de prix obtenus ?

On vit à vrai dire la même chose avec les films, les gens jugeant de la qualité d’un documentaire en fonction du diffuseur. Vous impressionnerez beaucoup plus avec un documentaire diffusé sur une chaîne « hertzienne » qu’avec votre meilleur film, relégué sur une chaîne locale du fin fond des Ardennes. (toute ressemblance avec ma carrière de documentariste serait totalement impudique, mais réelle).

Immédiatement après la parution de cet article, j’irai scruter internet pour y lire les réactions sur les réseaux sociaux. Je passerai aussi du temps sur notre google analytics, pour être sûr que vous l’avez lu en entier. Avec un talent pareil, je ferais mieux d’écrire des films, ou d’aller au cinéma pour écrire des critiques, non ?

Rodriguez chantait après ses journées de travail, dans les bars de Détroit. Des producteurs l’ont contacté, l’ont enregistré, pleins d’espoirs. Mais voilà, ça n’a pas marché. Rodriguez, aujourd’hui, n’en veut à personne, ni à ceux qui semble-t-il lui ont piqué son argent, ni à ceux qui n’ont pas su écouter sa musique – ni à lui-même d’avoir « raté » sa carrière. Il a chanté parce qu’il aimait la musique, et ni le succès ni l’échec n’ont changé sa vie. Cela me fait penser à ce poème de Rudyard Kipling, que j’aimerais détester :

« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite

Et recevoir ces deux menteurs d’un même front… »

L’échec – comme le succès – est souvent injuste. Quand chacun, devant ce film, se demande : « Mais pourquoi ça n’a pas marché ? », Rodriguez se dit simplement qu’il aime la musique. Et je pense à tous ceux qui ont du talent et, contrairement à Rodriguez, ne pourront jamais l’exprimer ;  ceux sur qui jamais le miracle qu’est ce documentaire n’arrivera, et qui jamais n’auront la reconnaissance qu’ils méritent.

Que tirer de tout cela ?  Il y a, chez chaque artiste,  deux forces à la fois antagonistes et complémentaires. La première, qui le pousse à créer. La seconde, qui le conduit à diffuser sa création, afin d’être reconnu.

André Malraux disait : « On n’est jamais sensible à sa propre légende ».

Sa vie prouve le contraire, son propos est une forme d’imposture. Mais, dans ce contexte, cette phrase m’éclaire. Sixto Rodriguez a tout réussi grâce à son indifférence à sa propre légende. Il a pris – et prend encore – du plaisir sur scène, et n’a pas été détruit par l’échec commercial de ses premiers albums. Au contraire, il a continué à se battre, pour sa famille, et pour ce en quoi il croyait. Et sa réussite tient en ces quelques mots : « Être capable de ne pas être transformé par la réussite ou l’échec « .

Rodriguez ne s’est pas suicidé sur scène, et Sugar Man est un hymne à la vie. Sixto n’est jamais mort, mais pour les terriens que nous sommes :

« Il est ressuscité »

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