Ces réalisateurs qui nous font trembler

Dans le courant du mois de juin, j’ai eu l’occasion de voir, en quelques jours, les derniers films en date des « géants » du cinéma : des réalisateurs qui nous ont déjà éblouis, et qui sont désormais notre histoire, car ils disent le parfum et la couleur de notre époque.

Ainsi, je me suis trouvée sous l’influence météo des tornades Burton, Audiard, Cronenberg, Scott et Carax, dans un laps de temps très réduit. Les films en question étaient considérables en termes de pub, de moyens de production, ainsi que par l’aura qui les précédaient, avant même qu’ils n’apparaissent à l’écran. Et pourtant, même si l’un ou l’autre de ces « chef-d’oeuvres » étaient regardables, je ne vous recommanderai ni Dark Shadows, ni De Rouille et d’Os, ni Cosmopolis, ni Prometheus, et encore moins Holy Motors ; moi qui suis pourtant une adepte des Noces Funèbres, du Prophète, de History of Violence, de Gladiator

Face au tsunami provoqué par ces monstres du cinéma, qui vous embarquent jusqu’au bout de l’espace et du temps, à grands renforts d’effets spéciaux et de paysages intergalactiques, un petit film dont presque personne ne parlait a renversé  mes perspectives, bouleversé mon champ de vision.

Je voudrais parler de la manière dont j’ai senti KUMA : Une Seconde Femme, de Umut Dağ, surgir au-delà de toute attente, et me surprendre, jusqu’à m’en couper le souffle. Mais avant d’évoquer cette petite merveille, travelling arrière sur quelques cinéastes qui, depuis quelques années, crèvent nos écrans, transforment notre manière de penser et de sentir, élargissent le champ de nos perceptions et de nos émotions.

On connaissait, depuis quelque temps déjà, Fatih AKIN, pour Head On (2004) et De l’Autre Coté (2007) notamment ; on peut dire de lui qu’il exprime ce que nous n’avons pas l’habitude d’entendre, et ce que nous croyions ne plus attendre. Ces scènes qui montrent autrement que dans des grandes fresques, et par le truchement de montages résultant des plus hautes technologies, qu’il reste encore des sujets qui ne sont pas ressassés, qu’il existe des manières différentes d’interroger ces discussions dont la dialectique déjà rôdée nous a lassés.

La famille, la tradition, l’amour, la question des vérités absolues et relatives, celles du bien et du mal nouvellement envisagées, tous ces thèmes pourtant récurrents que l’on redécouvre comme si personne n’en avait encore parlé.

Je pense plus précisément à l’iranien Asghar FARHADI, qui nous avait déjà scotchés avec Une Séparation (2010), en traitant avec une puissance unique de ce qui crée la séparation entre le vrai et le faux, le réel et l’illusion, les hommes et les femmes, les enfants et leurs parents, la Morale de la Justice… Rarement une séance m’aura autant surprise, remuée – et appris sur moi-même.

Ces dernières semaines, les distributeurs ont eu la bonne idée de nous faire profiter d’une ancienne œuvre du même réalisateur (qui n’avait pas atteint les écrans français à l’époque de sa sortie), Les Enfants de Belle Ville (2004)… Moins abouti d’un point de vue cinématographique, moins tendu de bout en bout qu’Une Séparation, le film n’en est pas moins intense, profond. Il regorge de ces choses qui touchent, dérangent et remettent en question, vous arrachent à vos certitudes en quelques scènes : le Bien pour le Bien, le Mal pour un Bien, un Bien pour un Mal…. Quel est le prix que nous donnerions à nos valeurs morales, au pardon, et à l’homme lui–même ? Que vaut une justice sans miséricorde, et comment estimer un Bien lorsqu’il n’est pas motivé par un désir ?

Vous ne sortez pas indemnes de ces films ; vous ne pouvez vous en remettre à vos idées reçues, pour répondre de tout ce qu’ils remuent en vous ; vous ne pouvez que constater que certains cinéastes vous font encore trembler, et que le grand écran a aussi pour vocation d’être le reflet de ce labyrinthe de la psyché où vous avez oublié de vous perdre.

Il me serait impensable de ne pas évoquer encore Shahada de Burhan QURBANI (2009), film sur la tolérance et la différence, tableau psychologique de ce qui fonde nos croyances, nos habitudes et nos peurs de les perdre, chef-d’œuvre d’inventivité et de créativité au service de l’expression des douleurs sourdes qui déchirent la société actuelle, en proie aux questions fondamentales des identités.

Je peux enfin revenir à KUMA, de Umut DAG, cette seconde femme que l’on cherche en Turquie pour l’expatrier à Vienne, et l’intégrer à une nouvelle famille. Parachuté sur les écrans en pleine Constellation des Stars du Festival, ce micro-film n’avait plus qu’à se défendre tout seul. Le pari est tenu : sans le soutien du tapis rouge, il nous submerge, avec pour seuls décors le cadre minimal des montagnes encore sauvages de la Turquie et l’appartement modeste d’immigrés en pleine intégration à Vienne.

Chaque personnage campe un caractère fascinant ; chaque personnalité est trempée dans son histoire, comme l’acier que l’on voue à être inoxydable. Chacune des répliques est mue par l’envie de s’arracher à un destin trop lourd à porter, chaque scène retient votre regard et votre attention, au risque de vous couper le souffle… Le film a commencé depuis une demi heure seulement, mais déjà, vous ne respirez plus, vous avez l’impression d’avoir loupé une étape, vous êtes perdu, arraché à votre condition, pour être tiré de force hors de vos sentiers battus (et déjà beaucoup trop débattus). Les retournements se succèdent, vous lâchez prise, vous ne maitriserez rien et ce, jusqu’à la dernière minute. Vous acceptez d’être enchaîné à l’inconnu. Vous adoptez peu à peu ces interlocuteurs, qui vous interpellent sans cesse ; vous soutiendrez tantôt l’un, tantôt l’autre, en ne sachant jamais pourquoi ni comment.

Un grand film ? Non, certainement pas. Une aventure surdimensionnée, par des critères encore inconnus de ceux qui gratifient le cinéma de leurs étoiles ; un petit bout de « révélation » pour celui qui, sans le vouloir, s’y sera laissé prendre.

J’ai tremblé au cinéma le mois dernier, mais pas pour ces films qui ont défrayé la chronique des adorateurs de la folie des grandeurs… Alors, j’ai envie de dire aux géants du cinéma, TREMBLEZ, vous aussi, devant ces « artisans » de la pellicule, ces génies de l’inédit, qui ont autant de choses à nous faire penser et ressentir que vous mobilisez de moyens pour en dire si peu.

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