Little Women: le film de Noël queer qui n’est pas la Reine des Neiges

Little Women rappelle le côté familial et instantanément immersif d’un film que je compte parmi mes films de Noël préférés: Fanny et Alexandre (bonne année les névrosés). 2h15 qui font l’effet d’une tasse de chocolat chaud, quand on a conscience de la déguster dans un fauteuil extrêmement confortable et qu’il fait très froid dehors. Avec une pointe d’amertume qui reste en bouche, une fois le breuvage terminé.

Une septième adaptation cinématographique qui sonne juste

On ne présente plus l’histoire des quatre soeurs March, dont le père s’engage dans la guerre de Sécession, les laissant seules avec leur mère comme maîtresses de leur destin. A l’image des Muses grecques, chaque soeur possède une forme artistique de prédilection: Meg (Emma Watson) est une excellente actrice, Jo (Saoirse Ronan) écrit des romans et des pièces, Beth (Eliza Scanlen) ne vit que pour le piano et Amy (Florence Pugh) veut devenir une peintre reconnue. Autour d’elles gravite leur riche et indolent voisin Laurie; petite abeille qui butine de soeur en soeur, épris de chacune et adoré de toutes. Tous s’interrogent sur leur vie future, les mythes familiaux nourris depuis l’enfance et le bonheur que leur réalisation pourrait leur apporter.

L’adaptation de Greta Gerwig bénéficie de la résonance intéressante que trouvent à notre époque les personnages de Louisa May Alcott. Alors qu’on sait depuis plusieurs décennies que nous gagnerons généralement moins que nos boomers de parents, pour un travail équivalent voire de plus en plus pénible et une retraite qui devient clairement une utopie, notre coeur est honnêtement piétiné de voir ces adolescentes persuadées qu’un bon mariage est la seule manière pour elles d’exister avec le moins de souffrance possible. La lucidité avec laquelle elles considèrent leur jeunesse – et la beauté qui y est culturellement attachée – comme la meilleure monnaie d’échange contre un confort matériel qui sauvera leur famille de la ruine est alimentée bien en amont par les adultes de leur entourage. Les femmes, notamment, comme leur impitoyable tante March (Meryl Streep) qui se targue d’avoir pu rester vieille fille seulement parce qu’elle en avait les moyens financiers. Les femmes sont dans ce film extra-conscientes de leur situation, de leur valeur dans la société, du futur qui les attend. Ascension sociale, charge mentale féminine… autant de termes qui ne sont pas explicitement évoqués mais dont les représentations sont bien là, et dont les interprétations disent long.

Des générations endoctri habituées à ce titre d’autant plus idiot que le père March n’est même pas docteur…

Le titre original choisi par Greta Gerwig, Little Women, reprend celui de l’autrice et c’est celui que j’ai préféré mettre en avant – même si un titre français existe déjà pour la VF: Les Filles du Docteur March. S’il fonctionne probablement mieux d’un point de vue marketing, pour attirer l’attention du public avec un titre bien connu des francophones, il me semble s’éloigner complètement des intentions d’Alcott. En effet, les quatre soeurs sont présentées comme les personnages centraux de l’intrigue et leur désignation par un lien de filiation qui revient à ne nommer aucune d’entre elle, mais leur père, apparaît comme une aberration. Certes, « little women » revient toujours à faire planer l’ombre de leur père sur les personnages, puisqu’il s’agit du terme affectueux par lequel il désigne ses filles dans les lettres qu’il leur envoie depuis le front, mais il a le mérite de désigner sans détour ces femmes pour ce qu’elles sont.

Au-delà de constituer un portrait de femmes, Little Women est aussi une nouvelle adaptation d’un classique de la littérature, dans laquelle nous retrouvons des personnages comme s’ils étaient des amis de longue date. Et quoi de mieux pour les incarner que de choisir, en miroir, une panoplie de comédiens tout aussi familiers aux yeux du public? Alors que la décennie 2010 touche à sa fin, ce film constitue aussi une fresque représentative des acteurs et actrices qui ont pris leur envol durant cette période, et sans qui l’on n’envisagerait plus les films aujourd’hui. Saoirse Ronan, Emma Watson post-Harry Potter, Timothée Chalamet, mais aussi Florence Pugh ou Louis Garrel, depuis que sa carrière se joue aussi à l’international. Au fur et à mesure que l’intrigue se dévoile et que l’on rencontre les différents personnages, on reconnaît avec un plaisir certain ces acteurs familiers derrière leur costume d’époque. Le couple Ronan/Chalamet, notamment, émeut de par sa reformation après Lady Bird.

Emma Watson avec une moustache à la Dalí que j’aurais pu fabriquer à 6 ans et demi. Meilleure photo de promo ever. Hop c’est bon je vous ai vendu le film

Pourquoi la Jo March de Saoirse Ronan est l’héroïne queer (dans tous les sens du terme) dont nous avions besoin

Le terme « queer » signifie avant tout « bizarre », « étrange », voire « anormal ». Après avoir été longtemps utilisé comme insulte envers la communauté LGBTQI+, il est aujourd’hui connoté positivement auprès des individus concernés, comme symbole d’une fierté à être différents, hors d’une norme étouffante et néfaste. A sa manière, Jo s’écarte des conventions sociales de son époque en tant qu’elle est un personnage qui sort des canons féminins habituels. C’est elle qui reprend le rôle paternel en l’absence du pasteur March, organisant la vie de ses soeurs en même temps qu’elle les dirige dans la pièce de théâtre qu’elle a écrit. Elle se plaint d’être femme, regrette de ne pas pouvoir s’engager dans l’armée et publie ses nouvelles anonymement dans un journal new-yorkais – comme beaucoup de femmes l’ont fait, depuis Madame de La Fayette, pour échapper aux biais des critiques sexistes. On peut même mentionner ses pics de colère, un trait traditionnellement attribué à des personnages masculins.

Sa relation avec Laurie cristallise en plus beaucoup de spéculation: si le jeune homme est proche de toutes les soeurs, Jo et lui partagent une camaraderie qui leur est propre. Jo le sort de sa solitude en l’incluant au sein de sa famille chaleureuse et bruyante, tandis qu’il lui offre la liberté de ne plus toujours devoir être « une femme comme il faut ». D’un point de vue onomastique, Gerwig ajoute que « Jo est une fille avec un nom de garçon et Laurie un garçon avec un nom de fille: d’une certaine façon, ils sont chacun le jumeau de l’autre » et la costumière Jacqueline Durran leur a d’ailleurs fait échanger des vêtements tout au long du tournage. Lorsqu’après des années d’une amitié quasiment fraternelle, le jeune homme lui déclare ses sentiments, une Jo atterrée tente de lui expliquer qu’elle ne l’aime pas « comme ça ». Elle déclare qu’elle ne compte de toute façon pas se marier, trop attachée à sa liberté pour être intéressée par la perspective de vie commune avec un homme.

Cette confession lourde de conséquences ne saurait être effacée par le changement d’avis final de la jeune fille. Le dernier rebondissement du scénario la montre en effet consentir à épouser Friedrich, sous la pression de sa famille. Si elle semble heureuse, on ne peut oublier l’opportunité que le personnage de Louis Garrel a dû constituer pour les March, qui depuis le début considèrent Jo comme une « cause perdue ». Friedrich permet la rédemption de Jo vers un modèle féminin plus conforme à la norme: mariée, mère, établie près de sa famille et non à New York. On ne sait d’ailleurs pas si cette scène finale appartient à la vraie vie des March ou à la résolution « politiquement correcte » qu’exige l’éditeur de Jo pour la publication de son roman autobiographique. Jo était-elle vraiment hétérosexuelle? Impossible de répondre avec certitude; mais le traitement du personnage par Gerwig – avec une grande délicatesse et sans aucune promo queerbait – est une des choses les plus réjouissantes qu’on ait vues cette année.

Ah, vous ne saviez pas que Jo March/Saoirse Ronan avait aussi été une muse de Botticelli?

Il est indiscutable que la réussite de Little Women tient en grande partie à la performance de Saoirse Ronan. Si l’angle du coming-of-age movie, les costumes d’époque et surtout le point de vue d’une héroïne marginale mais confiante, nous donnent une forte impression de déjà-vu par rapport à ses précédents rôles, la portée du texte d’Alcott lui permet de se distinguer parmi les précédentes interprètes de Jo. Au moins, l’habitude fait que Ronan sait insuffler à son personnage de quoi le rendre aussi sympathique que vraisemblable. Le comportement de Jo, aux antipodes de la féminité traditionnellement mise en avant à l’époque d’Alcott, n’en fait pas pour autant un personnage répréhensible. L’autrice la compte d’autant plus parmi les « little women » qu’elle sacrifie tout pour sa famille, s’occupe de Beth jusqu’au bout, ouvre une école pour partager son savoir aux nouvelles générations… Elle est souvent décrite par les critiques comme le personnage le plus proche d’Alcott, qui ne s’est d’ailleurs jamais mariée – détail qui a, ces dernières décennies, alimenté les rumeurs quant à l’orientation sexuelle de l’autrice.

Little Women est bien loin de marquer la fin des rôles de femmes libres et anticonformistes de Ronan puisqu’elle sera en 2020 à l’affiche d’Ammonite, dans lequel elle campe l’amante de la paléontologue autodidacte Mary Anning, jouée par Kate Winslet… Des femmes scientifiques, affranchies de l’approbation masculine et qui aiment en dehors de l’hétéronormativité. Que demander de plus? Long Live the Queer.

Little Women de Greta Gerwig, avec Saoirse Ronan, Florence Pugh, Timothée Chalamet, Emma Watson, Eliza Scanlen, Laura Dern, Meryl Streep, Louis Garrel… Sortie le 1er janvier 2020.

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