Ne Tirez Pas : Balles tragiques 

Entre 1982 et 1985, la Belgique se retrouva plongée dans une psychose collective qui marque encore aujourd’hui l’inconscient collectif du Plat Pays. Par vagues répétées de braquages qui marquèrent l’opinion par leur ultraviolence, un commando de tueurs ôta la vie à en tout 28 personnes à travers la région du Brabant principalement (une de leurs attaques eut lieu sur le territoire français dans la ville de Maubeuge). Les tueurs du Brabant vont devenir les ennemis publics numéro 1 et l’objet de toutes les spéculations. Leur mode opératoire, en effet, n’a rien à voir avec celui de braqueurs classiques. Surarmés, ultra-équipés, formés à tous les types de situations d’urgence, ils échappent sans cesse aux forces de police et de gendarmerie, profitant sans cesse des dysfonctionnements structurels entre les services, mais aussi entre Flamands et Wallons. Aujourd’hui encore, aucune commission, aucune cellule d’investigation n’a pu mettre la main sur un des trois tueurs du commando, surnommés « Le Géant », « Le Tueur » et « Le vieux », en référence aux portraits robots faits d’eux.

Ne tirez pas ne parle pas d’une simple série de faits divers non élucidés, mais d’un des plus grands traumatismes de l’histoire récente de la Belgique. Derrière la caméra, Stijn Coninx, qui s’est principalement illustré dans le cinéma flamand, mais dont le grand public aura retenu son biopic de Sœur Sourire avec Cécile de France sorti en 2009. Son film se centre sur la dernière des tueries du Brabant, commises le 9 novembre 1985 dans un supermarché Delhaize dans la ville d’Alost, et plus particulièrement sur la famille van de Steen. Ce soir-là, alors que le couple van de Steen faisait un crochet pour faire quelques courses avant de se rendre chez les grands-parents habitants dans l’immeuble du trottoir d’en face, le commando fait feu sur eux et tue les parents ainsi que Rebecca, la fille aînée. Le fils cadet, David, parvient à s’échapper, mais sera grièvement blessé à la jambe par une décharge d’un fusil à pompe à canon scié. Ne tirez pas retrace la convalescence du jeune homme au cours des trois décennies suivantes, mais aussi le combat du grand-père van de Steen pour trouver les coupables.

Un film ancré sur les dysfonctionnements de la société belge à la portée plus universelle

Pour l’incarner, Coninx fait appel à l’un de ses fidèles, Jan Decleir, institution du cinéma, de la télé et surtout du théâtre flamands, héros de son Daens, nommé à l’Oscar du meilleur film étranger en 1992. Un homme à la silhouette robuste, mais au regard plein de tendresse, débordant d’humanité.Coninx en fait l’incarnation de toute une nation, de son surplace face à l’immobilisme administratif et de son incompréhension. L’implication de politiques intéressés, le poids de la rumeur et du ragot, et surtout les ravages de l’esprit corporatiste sur la quête de vérité… Autant d’aspects que le cinéaste parvient à traduire en enjeux humains, en les opposant à la difficile reconstruction du jeune David, qui subira plus d’une trentaine d’opérations dans les années qui suivirent l’attaque d’Alost. En liant l’histoire du grand-père et de son petit-fils, il fait du corps mutilé du jeune garçon la métaphore d’une Belgique profondément fracturée, notamment par la fracture existentielle entre Flandre et Wallonie.

Si Ne Tirez Pas est un film profondément ancré sur les dysfonctionnements de la société belge, sa portée en est plus universelle. C’est aussi un film sur ces familles qui non seulement ne parviennent pas à faire leur deuil de ceux qu’ils ont perdus, mais à qui l’on empêche de le faire. Impossible, plus proche de nous, de ne pas penser aux coups de gueule de certains collectifs de victimes des attentats du 13 novembre à Paris, et à toutes ces victimes du terrorisme (le motif politique des tueries du Brabant et l’implication de l’extrême-droite n’a jamais été établi, mais ne fait plus trop de doute aujourd’hui) exaspérées par le manque d’accompagnement.

Brabant, cinématraque

Suffisamment distancié pour ne pas sombrer dans le pathos naïf, Coninx parvient à faire incarner les grands sentiments conflictuels qui traversent « ceux qui restent » tout en l’inscrivant dans un combat sociétal, mais aussi politique. La facture est classique, le style foncièrement académique, et d’aucuns regretteront que le cinéaste se soit un peu effacé derrière son sujet. Mais la puissance de l’interprétation et la solidité d’un scénario capable de structurer le chaos à travers de petits fils rouges thématiques (ces « petits riens » comme on dit, telle une soupe de tomates aux boulettes qui marque chaque époque de la vie de la famille van de Steen/van den Amiel), en font un témoignage émouvant marqué par une colère froide, mais digne.

Comme un symbole, ce 9 novembre, des familles de victimes des tueries du Brabant marcheront aux côtés de victimes de Marc Dutroux, l’autre onde de choc qui secoua la Belgique de cette génération. Des victimes de l’attentat du métro de Bruxelles le 22 mars 2016, se joindront à eux. Cette marche, elle aura lieu à Alost, dans la rue du supermarché où David van de Steen a vu sa sœur et ses parents se faire abattre 33 ans plus tôt. Ne Tirez Pas, sorti début octobre en Belgique, y a été un succès énorme avec plus de 200 000 entrées en à peine un mois. Jamais résolue, l’affaire n’a cependant jamais quitté l’actualité politique nationale. Il y a quelques mois à peine, un témoignage de 2015 avait refait surface dans lequel l’un des tueurs du Brabant aurait confessé son identité sur son lit de mort. Si aujourd’hui la plaie béante des tueries des années 80 ne s’est toujours pas refermée, la concordance des événements rend cette affaire plus actuelle que jamais. Si tant est que les familles, elles, aient encore la force d’avoir l’espoir…

Ne tirez pas de Stijn Coninx avec Jan Decleir, Viviane De Muynck, Jonas van Geel…, date de sortie française encore inconnue.

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