Les Herbes sèches : Anatolie de l’humanité

Dire que j’attendais le nouveau film de Nure Bilge Ceylan en sélection est un euphémisme. Le réalisateur turc s’est progressivement imposé de coup de force en coup de force comme l’un des réalisateurs majeurs de ce début de 21ème siècle et a fini par décrocher la Palme d’or pour Winter Sleep en 2013.

Les Herbes Sèches, le cru 2023, semble s’ancrer pleinement dans le style qui a fait la réputation de Ceylan. Des plans à tomber par terre tant ils sont beaux, de longues séquences de dialogue, des personnages insaisissables dont certains profondément détestables et aussi des plans à tomber par terre tant ils sont beaux. On pense que le récit va se concentrer sur la relation entre le personnage principal, professeur muté en campagne et son élève de primaire. L’instituteur déteste tous ceux qui l’entourent, ne rêve que de partir à Istanbul et semble ne trouver de la beauté que chez cette petite fille modèle. Mais alors que les pièces se mettent en place pour un film sur une sombre affaire de mœurs en milieu scolaire, Ceylan décide de prendre des chemins de traverse pour mieux brosser le portrait aussi dur que nuancé de cet homme au cynisme sans borne. Comme devant le Poirier Sauvage, le spectateur pourra se retrouver désarçonné de passer autant de temps (197 minutes) en compagnie d’un être aussi abject. Le temps défile pourtant notamment parce que Ceylan maîtrise à la perfection le rythme de son récit. Aux scènes plus contemplatives succèdent les dialogues vertigineux des personnages. Une longue scène de repas offre ainsi une leçon de cinéma tant en termes d’écriture des répliques que de mise en scène. Ceylan s’offre également le luxe d’y insérer l’un des moments les plus étonnants de son cinéma et peut-être de la sélection cannoise : un plan qui fera l’objet de nombreuses tentatives d’analyse et d’interprétation et dont on ne dira rien de plus ici.

Il n’y avait qu’une seule photo du film sur l’espace presse alors j’ai tapé « herbes sèches » sur google images

Ceylan est donc passé maître pour capter ce qui traverse son pays et ses habitants. Et plus précisément, leurs sentiments les plus noirs. On pourrait même y retrouver parfois le geste désespéré d’un Lars von Trier tant il allie intelligence hors-norme et rejet apparent de l’humanité. Mais le cynisme de son personnage principal ne contamine pas totalement son cinéma. D’abord, parce que sa mesquinerie le rend aussi pathétique et le met régulièrement à distance du spectateur : le cinéaste s’amuse à le montrer dans toute son hypocrisie au détour d’une porte ouverte ou d’un subtil mensonge. Et surtout parce que Ceylan nous offre un contre-point à cet inhumanisme avec le personnage de Nuray, brillamment interprété par Merve Dizdar.

Alors oui, Ceylan ne fait pas beaucoup de concessions sur son cinéma et les plus réfractaires à son style ne seront pas plus convaincus par ce film qui ne cherche jamais à être aimable. Mais il prouve encore une fois qu’il est l’un des plus grands sculpteurs d’images de notre temps. Deux courtes séquences où il mêle astucieusement photographie et cinéma soulignent la puissance créatrice de ce grand réalisateur. Ceylan rend beau tout ce qu’il touche, même (surtout ?) ce qu’il y a de plus laid chez l’Homme.

Les herbes sèches, de Nuri Bilge Ceylan avec Deniz Celiloglu et Merve Dizdar

About The Author

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.