Jeunesse : Au fil des jours

« Tu as raison de filmer. C’est la vraie vie là » déclare au cinéaste un ouvrier filmé par Wang Bing dans l’un des rares moments du film où la caméra existe. Cette phrase résume à merveille toute la carrière de l’intransigeant réalisateur chinois. Celui-ci a en effet acquis une réputation unique de documentariste d’exception au fil de ses chefs d’œuvre aux durées disproportionnées (A l’Ouest des rails, 551 minutes, A la folie, 227 minutes…). Jeunesse, présenté en compétition ne fait pas exception avec ses 212 minutes pour ce qui n’est que la première partie (intitulée « Le Printemps ») d’une œuvre qui devrait s’étaler sur deux autres films. Il y montre le quotidien de jeunes employés d’usines textiles dans la ville de Zhili.  

Pourquoi des œuvres aussi longues ? Sûrement parce que Wang Bing cherche à nous immerger totalement dans la vie de celles et ceux qu’il filme. En étirant au maximum notre rencontre avec eux, Wang Bing semble vouloir rompre la distance entre le spectateur et ce qu’il regarde. Il parvient à éviter ainsi les risques de voyeurisme misérabiliste propres à ce type de documentaire. Wang Bing ne cherche pas à nous expliquer quoi que ce soit, il nous montre, ce qui nous est invisible.

Les relations entre les travailleurs ne tiennent qu’à un fil

Et que voit-on alors ? On voit des jeunes gens obligés de bosser à la chaîne pour gagner une misère et espérer mieux. On les voit vivre ensemble dans des dortoirs pour le moins rustiques. On les voit s’engueuler, tomber amoureux, jouer, rire. On les voit tenter de négocier avec leurs patrons. Et on voit tous les paradoxes de ces personnes entre deux âges. Les jeux d’enfants se transforment rapidement en actes de violence. Les idylles amoureuses cachent de lourdes décisions à prendre et des inégalités sociales. L’argent absorbe toutes les préoccupations et le moindre centime gagné est une victoire sur le patron. Le choix des séquences ne semble pas répondre à une logique voulue par le cinéaste, tout semble couler naturellement, d’une usine à l’autre, d’un jour à l’autre. Wang Bing donne l’impression d’être un simple capteur du temps qui passe. Et c’est au fil de ces moments de vie, que le spectateur est invité à devenir le témoin privilégié du réel.                   

On a beau connaître le cinéma de Wang Bing, on est toujours aussi surpris de voir comment le réalisateur arrive à disparaître de ses propres films. Comment arrive-t-il à filmer des moments aussi forts, aussi intimes sans que sa caméra ne fasse obstacle ? C’est un mystère mais on suppose que cela tient à des heures incalculables de présence et de travail (c’est un projet qui a occupé Wang Bing pendant cinq ans, de 2014 à 2019). Et le résultat est toujours aussi brillant. On sort du long-métrage comme si on avait toujours vécu dans le dortoir d’une usine de textile. On peut juste regretter que le choix du réalisateur de présenter successivement différents groupes de travailleurs et travailleuses empêchent une certaine forme d’identification. On aurait bien aimé connaître un peu plus le destin de certains personnages (mais ce sera peut-être l’objet des prochains volets).

Enfin, il faut quand même souligner que c’est un film qui nécessite une certaine endurance. Au-delà de sa durée, son format volontairement répétitif et assez peu ludique, pourra entraîner le décrochage des âmes les moins préparées. J’ai une petite pensée pour mon voisin de séance qui a dormi pendant l’intégralité du film et l’a ponctué de sonores ronflement. Il est peu probable que Jeunesse s’inscrive dans la courte liste des documentaires palmés à Cannes, ne serait-ce qu’à cause de l’hermétisme de son format. Mais il restera, à coup sûr, l’une des grandes œuvres de cette sélection.

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1 thought on “Jeunesse : Au fil des jours

  1. Ta présentation du film m’a fait penser à un film algérien du même genre et que j’ai adoré : Dans ma tête un rond point. La vie quotidienne des ouvriers des abattoirs d’Alger où la caméra s’efface intelligemment au profit de la spontanéité non affectée des personnages très à l’aise dans leurs rôles.

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