Pacifiction : Torpeur sous les tropiques

Chantre d’un cinéma exigeant flirtant parfois avec l’expérimental, l’Espagnol Albert Serra n’est pas un inconnu de Cannes, où il avait déjà par le passé présenté en 2016 La mort de Louis XIV, premier volet d’un diptyque consacré à la mort du Roi Soleil campé à l’époque par Jean-Pierre Léaud, puis Liberté il y a trois ans, qui avait remporté le prix spécial du Jury Un Certain Regard. Le voir gravir le dernier échelon le séparant de la Compétition officielle n’est donc pas une surprise en soi, pour ce qui s’annonçait comme l’une des épreuves les plus extrêmes de la sélection. Au cœur d’une œuvre qui a sillonné les siècles en réinventant le film d’époque, Pacifiction (sous-titré Tourment dans les îles) ramène ici Albert Serra dans un présent néanmoins hanté par le passé récent de la Polynésie française.

Monsieur De Roller (Benoît Magimel) est le haut commissaire représentant de la République sur l’île de Tahiti. Négociateur omnipotent et charismatique, il se charge de maintenir l’ordre et la concorde à Tahiti alors que l’île est agitée par plusieurs conflits sociaux et autres rumeurs inquiétantes. La plus insistante d’entre elles évoque l’existence d’un sous-marin au large qui coordonnerait une manœuvre militaire destinée à relancer les essais militaires dans la région. Tenu dans le secret par le gouvernement français, et alors que des puissances étrangères semblent prêtes à s’immiscer dans les contestations sociales sur place, De Roller va se retrouver devant un problème désormais insoluble même pour lui.

Bien évidemment cette trame de fond explorant le traumatisme d’une région encore marquée par trente années d’essais nucléaires jusqu’au gouvernement Chirac en 1996 n’est qu’un arrière-plan sur lequel Serra compose la toile du sujet qui l’intéresse réellement : ce personnage de De Roller, incarnation du néo-colonialisme tentaculaire, qui ne se départit de son costume blanc de sauveur grandguinolesque (et cavalier malgré lui de l’Apocalypse), et dont la parole bravarde envahit l’écran en permanence. Pour l’incarner, Benoît Magimel s’impose comme le choix idéal : avec son physique cassé par des années d’excès, sa mèche frondeuse et son visage de cire, l’acteur semble être devenu une forme de mini-Depardieu.

Présence ogresque à l’image qui cannibalise tout, Magimel se donne comme jamais dans un rôle lui autorisant tous les excès. Il habite chacun de ses interminables monologues, ces discussions creuses de tables rondes faîtes de flatteries et de fausses promesses, il habille et maquille avec majesté la vacuité profonde de son rôle, lui le grand causeur qui ne semble pas capable de faire grand-chose. Son excellence dans l’incarnation du spectacle politique dans toute sa médiocrité en fait un candidat naturel au prix d’interprétation masculine, qui ferait de lui l’un des rares doubles lauréats, plus de vingt ans après La Pianiste de Michael Haneke.

Mais Pacifiction n’est pas que le simple lieu d’une performance d’acteur sidérante : c’est aussi un véritable exercice de mise en scène hypnotique et envoûtant magnifiant l’archipel de Tahiti qui, pour faire un honneur au cliché critique consacré, devient un personnage à part entière. Serra l’ausculte sous toutes ses cultures : ses bars blafards envahis de Français venus profiter des corps polynésiens, ses néons fatigués, ses crépuscules rougeâtres de plus en plus obscurs, annonçant la catastrophe qui vient… Quelque part entre le David Lynch époque Blue Velvet et l’Apichatpong Weerasethakul de Tropical Malady, Pacifiction est un poison à combustion (très très) lente, qui débouche sur un épilogue nihiliste, où le temps et l’action se dilatent à l’extrême, et où les personnages (souvent fascinants, notamment les acteurs polynésiens Matahi Pambrun et Pahoa Mahagafanau) se dissolvent dans leur décor jusqu’à disparaître.

Vous l’aurez évidemment compris, Pacifiction fait partie de cette catégorie de film intransigeants envers leur public, pas si abscons ça mais dont l’aridité le réservé à une poignée de happy few prêts à endurer un film parfois douloureux. Provoquant un nombre de départs et de siestes record dans le Grand Théâtre Lumière au moment de sa présentation, le film d’Albert Serra est volontairement clivant au point de ne probablement un écho qu’auprès d’une toute petite minorité de cinéphiles hardcore, surreprésentés sur la Croisette évidemment. Partisan d’une grande liberté dans sa méthode de tournage, le réalisateur catalan entend laisser la même liberté au spectateur de se construire son propre film, au risque de passer en partie ou totalement à côté. Pas aimable pour un sou, Pacifiction est de toute évidence une épreuve que chacun passera en son âme et conscience pour un résultat évidemment imprévisible. Mais au cœur d’une compétition qui aura trop souvent pâti par mollesse, la radicalité du cinéma d’Albert Serra, même mal aimable, même répulsivement rejetée, aura su trouver une place particulière dans la dernière ligne droite du Festival.

Pacifiction d’Albert Serra avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini, date de sortie en salles encore inconnue

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