Gerontophilia : entretien avec Bruce LaBruce et Pier-Gabriel Lajoie

Ils arrivent avec quelques minutes d’avance sur l’horaire de l’entretien, fixé à midi au siège de MK2. Bruce LaBruce est d’un calme impassible derrière ses RayBan à monture pourpre, mais, comme le proclame le badge qu’il porte sur le revers de sa veste, il ne faut pas s’y tromper : « Punk is not dead ». Pier-Gabriel Lajoie, lui, arbore le même sourire que le personnage qu’il incarne dans Gerontophilia. Il demande une « barre tendre » – comprendre une « barre chocolatée » – pour caler sa faim : depuis deux jours, les deux hommes sont en tournée promo à Paris pour Gerontophilia, enchaînant interviews et avant-premières…

Gerontophilia est votre film le plus grand public. Souhaitez-vous désormais vous adresser à une plus large audience ?

Bruce LaBruce : Ce projet est grand public, mais ce n’est pas une nouvelle direction que j’emprunte. J’ai fait un autre film en même temps que Gerontophilia : Pierrot Lunaire, en noir et blanc, muet, avec une narration fragmentée et aussi du sexe explicite [NDLR: le film a obtenu le Teddy Award à Berlin]. Donc non, on ne peut pas parler de nouveau départ.

Pourquoi avez vous voulu parler de ce fétichisme, raconter cette histoire d’amour-là ?

BL : Dans Hustler White, qui parle d’un prostitué à Los Angeles, des hommes âgés achetaient les faveurs sexuelles d’hommes plus jeunes. Mes films abordent les tabous, notamment sexuels, et je voulais m’adresser à un public plus large, tout en restant cohérent par rapport à mes travaux précédents, c’est donc ce fétichisme que j’ai choisi d’explorer. Et puis, avec les générations du Baby-Boom, il y a un accroissement du nombre de personnes âgées, dont il faut aujourd’hui s’occuper. Il y a trop de monde dans ces institutions, et pas assez de personnes pour sles perndre en charge. Elles sont mises à l’écart de la société, et deviennent invisibles.

Elles sont aussi mises à l’écart dans la communauté LGBT…

BL : C’est même pire pour les vieux homos, qui sont placés dans les mêmes institutions que les hétéros et qui ne sont pas encouragés à exprimer leur homosexualité. Les personnes âgées en général, ne sont pas encouragées à exprimer leur sexualité.

Pier-Gabriel, avant d’arriver sur ce projet, que vous évoquait le nom de Bruce LaBruce ?

PGL : Honnêtement, je ne connaissais pas son travail avant d’être appelé pour le casting. J’ai regardé ses anciens films, mais on m’avait averti que dans Gerontophilia, il n’y aurait pas de pornographie, que ce serait plus mainstream. J’ai été très emballé à l’idée de faire partie d’une telle aventure. Très excité, aussi.

Vous auriez refusé de tourner le film s’il y avait eu des scènes de sexe plus explicites ?

PGL : Je ne serais probablement pas allé jusqu’à la pornographie, en effet. Ce n’est pas le genre de cinéma que j’ai envie d’explorer, mais je reste quand même très ouvert à un côté explicite.

Comment avez-vous abordé ce personnage, son fétichisme ?

PGL : J’ai posé beaucoup de question à Bruce : comment ce jeune peut-il être attiré, comment ce fétichisme peut-il naître en lui ? La beauté de l’amour entre le jeune homme et M. Peabody, c’était que son « fétiche » soit naturel, qu’il soit naturellement attiré par les personnes âgées. Et puis, Lake, de par sa sensibilité, se sent très concerné par la manière dont les personnes âgées sont traitées dans l’institution où il travaille. Il est outré de les voir « over-medicated », délaissés, parfois même oubliés par leurs proches. Lake est comparé à un saint, il est capable de compassion, il a ce désir d’aider les gens qu’il aime et ceux qui l’entourent. Tous ces points s’additionnent pour alimenter la relation qu’il entretient avec M. Peabody.

Bruce, qu’est-ce qui vous a décidé à choisir Pier-Gabriel dans le rôle de Lake ?

BL : On a vu entre 20 et 25 personnes pour les rôles de Lake et M. Peabody. Pier-Gabriel s’est imposé comme une évidence. Les rôles étaient écrits pour un jeune de 18 ans et un homme de 81 ans et je voulais que les acteurs soient le plus proches possible de ces âges. Pierre-Gabriel avait 18 ans à l’époque du tournage, et Walter en avait 81. Pier-Gabriel a aussi une nature très douce, et s’est montré très ouvert et curieux au sujet du rôle.

Walter Borden a été un activiste gay. Est-ce que ce « background » était important pour le personnage, selon vous ?

BL : Un acteur hétéro aurait pu jouer le rôle, je pense. Mais Walter a une certaine dignité. Il a été un activiste pour les droits des noirs et des gays dans les années 1960. Il a une certaine gravité, il a une expérience de l’engagement politique. Son personnage représente une génération qui sait ce qu’était être homosexuel avant la libération des gays et le développement du militantisme homo.

Le budget de Gerontophilia est le plus important dont vous ayez bénéficié pour tourner. Qu’est-ce que cela a vraiment changé dans votre manière de travailler ?

BL : C’est un tout nouveau style de réalisation pour moi. Avec les films à petit budget, c’est un style guérilla, sans autorisation de tournage. Ils sont réalisés dans des circonstances contraignantes, il faut improviser les décors. J’utilise aussi beaucoup de non-acteurs dans ces films. C’est plus spontané. J’ai réalisé Gerontophilia dans un style plus proche de l’industrie du cinéma, en ayant recours à des agents de casting, à des techniciens syndiqués. On a pu prendre d’avantage de temps, la pré-production a duré un mois. C’est davantage planifié, bien sûr. Cela a ses limites (les règles sont plus strictes sur qui fait quoi, alors que sur un film à petit budget, on partage les tâches), mais cela offre aussi pas mal de libertés : on a plus de temps pour travailler avec les acteurs, on peut peaufiner la mise en scène, la direction artistique.

Que préférez-vous ?

BL : J’aime les deux processus. Avec un petit budget, il y a moins de choses en jeu, plus de liberté pour faire ce que l’on veut sans consulter ceux qui vous financent. On a carte blanche. Avec un gros budget, les enjeux sont plus importants, il y a davantage de personnes qui ont beaucoup à gagner ou à perdre. Tout le monde veut avoir son mot à dire.

Quel sera votre prochain projet ?

BL : J’en ai entamé deux en parallèle. J’écris un scénario pour un gros budget, encore plus important que celui de Gerontophilia, et je prépare un film qui sera financé par le Conseil canadiens des arts, avec des moyens plus modestes et qui sera plus artistique et expérimental. Je ne peux pas trop parler du premier, mais il y sera question d’un autre fétichisme provocant. L’autre sera une sorte de sequel de The Raspberry Reich, un film agit-prop sur des féministes révolutionnaires.

Les personnages révolutionnaires traversent votre filmographie. Selon vous, qu’est-ce qu’être révolutionnaire aujourd’hui ?

BL : (Il réfléchit) Dans les années 1970, les féministes voulaient « challenger » le système patriarcal. Aujourd’hui, on en est plutôt au post-féminisme. On attend des femmes qu’elles soient en compétition avec les hommes, qu’elles deviennent PDG ou se battent à la guerre. D’une certaine manière, le féminisme veut jouer sur le même terrain que les hommes, ce qui est une stratégie problématique. Les racines du féminisme visaient plutôt au renversement de la domination masculine en imposant un ordre plus féminin, peut-être moins agressif ou violent…

Aujourd’hui, les féministes sont trop agressives ?

BL : Vous savez, dans les années 1970, les mouvements en faveur des droits des noirs, des gays et des femmes étaient contre-culturels et anticapitalistes, ils questionnaient l’autorité, les rôles assignés aux minorités… Ils remettaient directement en cause le statu quo. Aujourd’hui, ces trois mouvements semblent vouloir participer à l’ordre dominant, leur stratégie est plus assimilationniste. Je fais partie de cette génération qui a connu ces mouvements au départ comme des mouvements marxistes. Cela a beaucoup changé. C’était une période plus glamour pour les mouvements LGBT et féministes.

Plus glamour ?

BL : Oui, il y avait plus de style*, avec une sorte d’uniforme militant, une esthétique révolutionnaire, qui s’est perdue. Aujourd’hui, on ne peut plus distinguer les groupes par leur style. Le problème, avec Occupy Wall Street, par exemple, était qu’ils n’avaient pas de style. Parfois, le combat politique peut s’exprimer par ce biais. C’est une stratégie plus punk. Il est parfois plus efficace de recourir à des motifs visuels. A présent, on ne peut plus distinguer une féministe d’une non-féministe par son style, par exemple.

Vous allez être le prochain président du jury de la Queer Palm, qu’est-ce que ça représente pour vous ?

BL : Il va falloir désigner le film le plus queer de toutes les sélections du festival de Cannes (rire). C’est un grand honneur, c’est assez excitant. C’est vraiment bien pour la visibilité des films queer.

Et vous, Pierre-Gabriel, quels sont vos projets ?

PGL : J’ai reçu des scénarios, rencontré des réalisateurs. Je shoote aussi beaucoup à Montréal pour une agence de mannequinat. Ça augure bien. J’ai arrêté mes études d’arts dramatique cette année, mais j’ai envie d’y retourner, j’adore la scène, le théâtre…

BL : Et il joue au hockey…

PGL : Oui ! Je suis en play-off (sourire), en junior AA dans l’équipe des Nordiques. J’ai aussi joué à Strasbourg pendant 4 mois avec l’Etoile noire…

* Le terme est à entendre, sans doute, davantage au sens d’esthétique qu’au sens fashion, comme il l’explique ici : http://www.vice.com/read/wondering-whither-occupy-wall-street
« I was roundly pooh-poohed when I tweeted this week that style is an essential component of any revolution. I said it with a certain amount of flippancy, but deep down I believe it to be true. One only has to look as far as the Red Army Faction or the Black Panthers to understand the power of style. (And I’m not talking about fashion, because as we all know, fashion is counterrevolutionary.) (…) Actually, when you look at the political platforms of both the RAF and the Panthers, they really weren’t that far from what the OWSers are asking for: a more equal distribution of wealth, support for disenfranchised minorities, and an end to the corporate control of the government and media. The difference is they believed they were at war, and that their aims had to be obtained by any means necessary. Plus, they were more stylish. »

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