Peter von Kant : Tous les autres s’appellent Amir

S’il avait connu l’un des grands temps forts de sa carrière avec le triomphe critique et le succès critique de Grâce à Dieu, François Ozon reste depuis sur deux échecs assez inhabituels pour cet auteur qui a su au fil des films rester populaire : plombé par le COVID, le joli Été 85 avait plafonné sous les 400.000 entrées à la réouverture des salles à l’été 2020. Tout aussi impacté par le contexte sanitaire et sans doute par son sujet assez anxiogène dans une période où le public n’avait pas la tête à ça, le décevant Tout s’est bien passé portait bien mal son nom en s’échouant à peine au-dessus des 250.000 entrées, et ce malgré la présence au casting de la star Sophie Marceau. Deux coups d’arrêt qui ne remettent en aucun cas le talent d’un des plus grands cinéastes français en activité, mais qui l’ont sans doute conduit à revenir aux sources.

Et la source, chez Ozon, c’est Rainer Werner Fassbinder, l’une de ses plus grandes inspirations. En 2000, il s’était déjà inspiré du travail du réalisateur allemand en adaptant sa pièce Gouttes d’eau sur pierres brûlantes avec entre autres le regretté Bernard Giraudeau. Cette fois-ci, c’est à l’un des piliers de la filmographie de Fassbinder qu’il s’attaque, à savoir Les larmes amères de Petra von Kant. Au départ, une intuition du jeune cinéphile Ozon, confirmée de longue date y compris par Fassbinder lui-même (et par sa veuve, qu’Ozon a rencontré à plusieurs reprises) : derrière son héroïne créatrice de mode qui se laissait consumer par sa passion pour une de ses modèles se cachait en réalité un portrait de Fassbinder lui-même. Alors au moment d’apporter sa touche et sa vision à cette histoire, le cinéaste français décide de tomber les masques.

Petra devient ici Peter von Kant, et ne cache jamais véritablement ce que Peter emprunte à Rainer. Sa relecture de la pièce originale se construit rapidement comme un parcours dans la vie et la filmographie du maître allemand, disparu il y a quarante ans. L’affiche du film, une reprise de celle qu’Andy Warhol avait signé pour Querelle, laissait déjà largement entrevoir les intentions d’Ozon. Karin, la jeune modèle capricieuse campée par Hanna Schygulla, devient ici le bel Amir (la révélation Khalil Gharbia, récemment à l’affiche de la série Netflix Les 7 vies de Léa). Sauf qu’Amir s’appelle Amir ben Salem, hommage non dissimulé à El Hedi ben Salem, l’interprète de Tous les autres s’appellent Ali, et amant maudit de Fassbinder à la ville. Devant la caméra et sous les draps de Peter van Kant, Amir devient le héros de leur film Tod ist heißer als der Liebe (La mort est plus chaude que l’amour), clin d’oeil direct à L’amour est plus froid que la mort, encore signé Fassbinder. Et si la Sidonie de l’originale ne change ni de nom ni de fonction, la meilleure amie mondaine de Peter von Kant se plaît à chanter chez Ozon Jeder tötet was er liebt (Chacun tue ce qu’il aime), la chanson qu’entonnait Jeanne Moreau dans Querelle.

Au milieu de cet agrégat référentiel, Peter von Kant prend vie sous la silhouette à la fois colossale et fragile de l’immense Denis Ménochet, acteur et réalisateur travaillant de concert pour essayer de faire revivre Fassbinder à l’écran. Le choix de Ménochet peut apparaître au premier abord surprenant : plus massif que ne l’était le réalisateur allemand malgré la même bouille ronde, l’acteur français, au beau milieu de la quarantaine, est bien plus vieux que ne l’a jamais été Rainer Werner Fassbinder, emporté par une rupture d’anévrisme à seulement 37 ans en 1982 alors qu’il était encore sur la table de montage de Querelle. Mais au-delà d’une forme de mimétisme un peu idiot, c’est par la grâce tragique de ce personnage d’artiste maudit, à la fois excessif, épuisant et fébrile, que Ménochet, l’un de nos tous meilleurs acteurs actuels, arrive à créer l’émotion et l’empathie pour un héros pourtant bien désagréable.

Mais Ozon est bien trop malin pour se laisser enfermer derrière la posture du simple copiste de Fassbinder. Si les deux hommes partagent le même goût pour une théâtralité assumée, le français s’écarte rapidement du lyrisme et de la gravité de l’allemand, grand adorateur du mélodrame américain et plus particulièrement de Douglas Sirk, pour lui préférer une approche bien plus prosaïque. Si Peter est bien capable des mêmes colères et des mêmes bassesses que Petra, il est aussi bien plus flamboyant, plus ogresque, plus grotesque. Si Les larmes amères de Petra von Kant est un mélodrame intimiste, Peter von Kant, lui, s’acoquine davantage avec le théâtre de boulevard, qui a nourri et inspiré quelques-unes des meilleures œuvres d’Ozon comme Potiche et surtout le toujours indétrônable Huit femmes. Si le lancinant et poignant In my Room des Walker Brothers résonne entre les murs de Peter comme ceux de Petra, Ozon aime aussi faire la nique à la pop fassbinderienne en lui préférant une musique beaucoup plus franco-française comme le Comme au théâtre de Cora Vaucaire.

Du film de Fassbinder, Ozon en tire une œuvre beaucoup plus resserrée (1h28 contre les plus de deux heures de l’original) mais aussi plus tragicomique, rééquilibrant les dynamiques des personnages. Développant sa propre identité picturale, Peter von Kant préfère au gigantesque tableau de Nicolas Poussin Midas devant Bacchus qui trône dans le salon de Petra une série de portraits, plus douloureux et tragiques mais aussi bien plus explicites, du martyr de Saint-Sébastien, figure classique mais aussi icône gay célébrée par Oscar Wilde, Frederick Rolfe, Tennessee Williams, Federico Garcia Llorca ou Yukio Mishima.

De Petra von Kant, Ozon voulait développer deux personnages en particulier, assez discrets chez Fassbinder : l’assistante maltraitée de Petra et sa mère. La première elle aussi subit la loi du gender swapping pour devenir un assistant, incarné par Stefan Crépon, dans un rôle plus présent mais aussi paradoxalement entièrement muet, burlesque et émouvant, à la fois relais du spectateur et métronome de l’action. La deuxième, elle, est considérablement plus présente dans le troisième acte du film, qui reprend la structure en trois actes de son modèle, avec qui plus un dernier clin d’oeil au passé. En effet, c’est Hanna Schygulla (qu’on retrouve chez Ozon après son rôle dans Tout s’est bien passé) elle-même qui devient ici la maman de Peter, comme pour mieux symboliser le lien de descendance qui unit les deux œuvres.

Mais la principale preuve qu’en dépit de tout l’héritage de Fassbinder qui irrigue ce très beau et puissant Peter von Kant réside paradoxalement dans le rôle qu’a sans doute le moins retouché Ozon, à savoir celui de l’amie et confidente de von Kant Sidonie von Grassenabb. Dans la version 2022, à Katrin Schaake succède l’une des plus vénérables actrices de notre cinéma hexagonal, Isabelle Adjani. Une première chez Ozon, qui pourtant a vu entre Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Jeanne Moreau, Charlotte Rampling ou Sophie Marceau défiler le gratin des actrices françaises. De rendez-vous ratés en rendez-vous ratés, il aura fallu attendre un quart de siècle et vingt-et-un longs métrages pour voir Adjani chez Ozon. Et dès le premier plan, l’évidence supposée se confirme : ces deux-là étaient faits pour se rencontrer. La rencontre est fugace, le rôle secondaire, et on espère que cela débouchera un jour sur une nouvelle collaboration.

Il y a beaucoup de cœur et de malice dans Peter von Kant, même si son approche référentielle exhaustive et pourra en refroidir certains, et sa modestie par rapport à l’ampleur des sentiments déployés chez Fassbinder en refroidira d’autres. En revenant vers le cinéma qu’il aime, un cinéma plus intime auquel il appose sa patte si délicieuse, mélange de flamboyance gay et de maniérisme délicat, François Ozon signe un film de fan certes, mais surtout un portrait tout en nuances d’un homme dont la passion dévore tout, dévore l’âme, et dévore même l’art.

Peter von Kant de François Ozon avec Denis Ménochet, Isabelle Adjani, Khalil Gharbia…, en salles le 6 juillet.

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