Ruben Östlund : « J’aime placer mes personnages face à un dilemme »

À Cannes, Ruben Östlund vient tout juste d’être récompensé de sa seconde Palme d’or en cinq ans pour Sans filtre (ou Triangle of Sadness), remise par le jury présidé par Vincent Lindon. J’avais eu l’occasion de le rencontrer en 2017 après cette même récompense pour The Square. Cet entretien a été publié sur un site qui n’est plus hébergé aujourd’hui, voici désormais l’occasion de le retrouver !

Lors de sa venue en France, Ruben Östlund baladait sa Palme d’or sous le bras un peu partout. Dans un sac plastique Carrefour sur le plateau de C à vous, à l’UGC Ciné-Cité Les Halles lors de l’avant-première de son film, The Square… Le réalisateur suédois est ravi de montrer sa récompense au public. Une décision commentée et déformée sur les réseaux sociaux, que certains définissent comme une preuve d’égocentrisme exacerbé.

Östlund nous est pourtant apparu d’une très grande simplicité lorsque nous l’avons rencontré cette semaine dans un hôtel parisien. Depuis quasiment deux semaines, il multiplie les interviews, les présentations de séance et les débats. Il accepte même de rencontrer des blogueurs. Égocentrique, vraiment ?

Vouliez-vous vraiment laisser votre Palme dans la salle de l’UGC ?

Bien sûr ! Je pensais que c’était une très belle idée de laisser cette récompense dans la salle au cours du film, pour montrer que je fais confiance au public. À Toronto, Los Angeles, New York et dans d’autres villes, je laissais mon portefeuille et mon téléphone au sol ! À Pompidou, comme il y avait trois salles de projection, j’ai laissé mon portefeuille dans l’une, mon téléphone dans l’autre, et enfin, la Palme.

Et concernant cette nouvelle affiche française, qui est une imitation d’un tableau de Magritte, était-ce une idée de votre distributeur (BAC Films, ndlr.) ou la vôtre ?

Après Cannes, on a réalisé que c’était une manière assez intrigante pour le public de s’attacher au film. On l’a utilisée en Suède, et une très grande partie des distributeurs l’a reprise depuis à travers le monde.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’explorer le monde de l’art et non les coulisses du cinéma, par exemple ?

Toute l’idée du film tournait autour du fait de construire un espace symbolique, qui changerait le contrat social qui nous lit tous, notre attitude dans les espaces publics et dans les villes. Nous avons été invités à une exposition à ce sujet et c’est naturellement devenu l’idée. J’avais déjà commencé à écrire mon scénario avant de recevoir l’invitation à cette exposition, et l’art était déjà le thème central du film à cette époque. Ce qui a suivi ensuite m’a servi de période de recherche pour approfondir mon script.

Lorsque vous présentiez votre film à Paris, vous parliez d’enfants qui se volent les uns les autres et se maltraitent, c’était le sujet de l’un de vos précédents films, Play ?

Oui, ça portait sur ces enfants pickpockets à Göteborg. Et c’était assez évident que l’on avait des problèmes concernant notre responsabilité face à une agression dans un espace public, notre attitude a changé face à tout cela. Il y avait aussi tout un parallèle avec mon histoire familiale, celle de mon père en particulier, qui m’expliquait qu’auparavant les enfants avaient bel et bien confiance envers les adultes contrairement à maintenant, où ils les considèrent comme des ennemis. Ça portait aussi surtout sur l’émergence des « gated communities » (des résidences closes et entourées de barrières) en Suède, le fait que l’on ait peur de ce qui se trouve au-delà des barrières et que l’on ne s’intéresse qu’à ce qui se passe à l’intérieur. Je pense que ça montrait quelque chose à propos de ces espaces que l’on partage et le rôle que l’on y tient.

Placer vos personnages au cœur d’espaces communs pour ensuite les déstabiliser est une constance dans votre filmographie : dans Snow Therapy, vos personnages sont en vacances et, par conséquent, dans un lieu familier où tout ne devrait être que détente et calme. Finalement, tout s’effondre à nouveau !

J’aime placer mes personnages dans des lieux communs, qui nous semblent familier et nous mettent en confiance, puis les confronter à une situation qui provoque un dilemme. Quand vous êtes assis avec votre famille et qu’une avalanche éclate, est-ce que vous courez ou vous tentez de sauver votre famille ? Ce n’est pas une décision rationnelle mais une sorte d’instinct de survie, un réflexe : vous n’avez pas le temps de réfléchir alors vous ne faites que réagir sur le coup. J’ai aimé le fait que ce père de famille soit obligé de revenir et de faire face à sa famille alors qu’il l’a abandonnée. Et même s’il n’y a pas de catastrophe, puisque personne n’est blessé, tout est remis en question et cela force ce père à changer le regard qu’il a sur lui-même, et ce que sa famille pense de lui. Dans une telle situation, on se pose des questions sur les rôles que l’on doit tenir, et d’où ils viennent… si l’on doit se pardonner d’avoir agi de façon animale et par réflexe…

C’est un peu la même chose dans The Square, quand le personnage de Christian continue de vivre sa routine comme si de rien n’était jusqu’à ce que son monde s’effondre avec cette campagne de communication…

C’est déjà le cas au début du film lorsqu’il se fait voler toutes ses affaires, et laisse tomber ses notes pour ses discours. Derrière l’idée de la campagne de communication, il y a cette équipe qui se demande comment porter les valeurs prônées par l’exposition The Square. Et à notre époque, comment attirer l’attention sur des idées humanistes ? Il faut du conflit, quelque chose qui pousse le spectateur à prendre position, le genre de choses que l’on peut voir sur Facebook aujourd’hui. D’où l’idée de cette vidéo ultra-cynique, qui va complètement à l’opposé des croyances humaines, et ça marche !

Qu’est-ce que cela vous fait penser sur la manière dont l’information est diffusée aujourd’hui ?

Je pense que l’homme est une créature qui imite ce qu’elle voit autour d’elle, mais aussi ce qu’elle perçoit par les médias. Selon le professeur Bernard Stieglitz, plus de la moitié de nos souvenirs sont élaborés à partir d’expériences provenant de médias de masse, et le plus important dans tout ça, c’est la manière dont le monde est décrit. De nos jours, beaucoup de tragédies sont utilisées pour attirer l’attention dans la publicité, comme les tabloïds l’ont fait avec l’attaque du Bataclan. Avant de voir des images des attaques, il fallait visualiser une publicité puis on voyait un direct de ce qui se passait.

Le fait de commettre de telles attaques consiste à attirer l’attention. En montrant ces images, on crée un sentiment de paranoïa et de peur. Quand on publie les images de ces terroristes, qui veulent mourir en martyr, le but des organisations terroristes est d’inspirer d’autres jeunes gens à commettre les mêmes actes, et c’est ce qui doit nous amener à reconsidérer la manière dont on traite ce genre d’information. Le texte nous permet d’être plus rationnel alors que l’image agit de manière beaucoup plus impulsive : elle agit sur nos neurones miroirs. Par exemple, quand vous tirez la langue à un bébé, cette image se reflète et il essaie de faire la même chose. Pour ces images, c’est pareil : elle agissent sur nous et influent sur notre comportement.

Est-ce que les caricatures de Charlie Hebdo vous ont inspiré concernant cette fameuse campagne dans le film ?

J’y ai pensé, comme à beaucoup d’autres attaques qui ont pu avoir lieu ces dernières années. Comme Charlie Hebdo, mes films sont très satiriques alors peut-être qu’on peut bien voir un lien entre la vidéo de cette petite fille qui explose et leur travail, en effet.

Quelles sont vos références concernant la manière dont vous déployez l’humour dans vos films ?

Je regarde beaucoup de vidéos intéressantes sur YouTube, du stand-up notamment : je trouve que les comédiens du genre sont très doués pour décrire une situation de dilemme ou de choix moraux qui ont chacun leurs conséquences. Ils retranscrivent très bien la sensation de bizarrerie que l’on peut recevoir au quotidien, comme lorsque l’on regarde quelqu’un une seconde de trop, ce genre de choses. Concernant le cinéma, je citerais Buñuel, très fort dans la satire, mais aussi parce qu’il a à mon sens l’un des plus beaux titres de films de l’histoire : Le Charme discret de la bourgeoisie.

Concernant ce que vous disiez sur cette impression de bizarrerie, revenons sur la scène de sexe entre les personnages de Claes Bang et Elisabeth Moss, qui est très longue et de plus en plus étrange pour eux comme pour le spectateur…

Je veux parfois briser le quatrième mur pour que le spectateur soit dans la même situation que les personnages dans une scène, et il faut parfois un peu de temps pour que cette impression surgisse. Je trouve que souvent, les films vont un peu trop vite et accumulent les informations au lieu de s’attarder un peu plus sur les émotions et le ressenti.

Et pour cette fameuse scène avec Terry Notary lors de la réception, était-ce improvisé ou très programmé à l’avance ?

Terry Notary est vraiment excellent lorsqu’il imite un singe, et on a passé près de quatre jours à tourner cette scène. Le premier jour, nous prenions le temps de définir les mouvements qu’il ferait à travers cette salle et la manière dont on les filmerait, puis j’ai établi un modèle assez simple pour la scène. Terry arrive dans la salle et parait d’abord apeuré, puis il adopte un air joueur et décide de chasser le mâle alpha qui se trouve parmi tous ces gens… et arrive enfin le moment de la reproduction. On a établi où et sur qui il devait marcher, donc ce n’était pas vraiment de l’improvisation mais de la répétition pure et simple lorsque l’on a fini par trouver ce qui marchait le mieux pour cette scène.

Plusieurs scènes du film développent ce que l’on ressent désormais dans une situation d’agression, cette sorte d’incertitude ou d’indifférence, le fait de ne pas oser venir en aide à quelqu’un…

Peut-être que l’on ne veut pas se penser comme lâche ! Le film essaie de montrer que l’on réagit effectivement de cette manière et qu’il ne faut pas se sentir coupable d’être paralysé, on peut admettre par la suite que l’on peut attraper quelqu’un à côté de soi et fonder un groupe pour ensuite intervenir. C’est dans l’unité que l’on parvient à sortir de cette peur.

Idem lorsque l’on se met à filmer lorsque quelque chose se passe, comme au début du film lorsque la statue s’effondre !

Dans cette scène, j’étais davantage inspiré par l’histoire politique de la Suède. Dans le film, la monarchie suédoise s’est éteinte pour devenir une république, ce qui était assez provocateur puisque ce n’est évidemment pas le cas dans la réalité. J’ai trouvé ça amusant de détruire cette statue qui représentait l’un des premiers membres de la famille royale, qui était d’ailleurs français ! Quand la statue est détruite pour construire The Square, je souhaitais illustrer le fait que les membres de la famille héritent naturellement d’un tel pouvoir puisse aller à l’encontre de l’égalité entre tous, alors que le carré est un espace démocratique. J’avais regardé des vidéos de statues qui s’effondrent sur YouTube et j’étais intéressé par l’effet comique que cela produisait, et par ce sentiment d’inaptitude que les gens ressentent face à ça.

Donc le musée dont il est question dans le film est monté de toute pièce, puisque le Palais Royal n’accueille aucune exposition dans la réalité ?

Il s’agit du château de Stockholm et bien évidemment, la famille royale y vit. Pourtant, des gens sont allés à Stockholm et m’ont ensuite demandé où se trouvait ce musée ! Nous n’avons pas été autorisés à tourner à l’intérieur du Palais, même lorsque nous faisons comme si nous nous y trouvons : il s’agit de l’Opéra Royal. Pour la scène de réception avec Terry, nous tournions dans l’immense salle de bal du Grand Hôtel de Stockholm, inspirée par la salle des miroirs de Versailles. J’aimais l’idée de créer cette extension du Palais Royal, un bâtiment que tout le monde aime. Si l’on construisait vraiment un tel lieu, avec une architecture moderne, je pense que beaucoup pesteraient ! Lorsque l’on visite le Louvre ou Versailles, on peut bien voir de l’architecture moderne se mêler avec les bâtiments d’origine, alors pourquoi pas ici ?

C’était la première fois que vous dirigiez des acteurs anglophones ; Dominic West et Elisabeth Moss jouaient tous deux dans des séries où leur monde finit par s’effondrer (The Wire, The Affair et The Handmaid’s Tale), les avez-vous vues ?

Je n’avais pas vu les séries dans lesquelles jouait Dominic bien que l’on m’en ait énormément parlé en bien, mais j’ai tout de suite été convaincu par sa prestation lorsque nous avons fait ensemble une improvisation à Londres. J’avais vu Elisabeth dans Mad Men, et je la trouvais énormément talentueuse. Là aussi, nous avons fait une impro où j’incarnais Christian et elle Anne, et elle parvenait si bien à pousser le personnage de Christian à bout que sa participation semblait évidente. J’avais peur de perdre une certaine nuance dans le jeu en les dirigeant en anglais mais je pense que nous avons tout de même bien réussi. Le fait qu’Elisabeth apparaisse en peignoir rouge dans le film était donc un hasard total puisque The Handmaid’s Tale n’était pas encore sortie ; elle me disait qu’elle portait effectivement beaucoup de rouge dans cette série mais je tenais vraiment à ce que son personnage apparaisse dans ce costume.

Connaissiez-vous Claes Bang avant de tourner ce film ?

On avait un rôle modèle pour son personnage qui aurait été proche de Jean Dujardin, j’ai casté ce personnage dans beaucoup de villes à travers l’Europe de l’Est, mais je ne connaissais pas du tout Claes avant cela, non. Quand j’écrivais le script, je savais que je visais la compétition à Cannes, et quand Claes se retrouve à fouiller les poubelles sous la pluie alors qu’il est en costume, j’ai tout de suite pensé à ce public en costumes qui verrait le film.

Pourrait-on dire que le cadre de l’image remplit le même rôle que le carré dans votre film ?

Plusieurs personnes m’ont demandé ce que je pensais du cadre, s’il était effectivement un carré mais ce n’était pas vraiment la vision que j’avais en tête quand je pensais à l’autre carré, qui sert pour l’exposition. Lorsque vous dessinez une ligne par exemple, et que cela devient une règle comme un passage piéton, cela crée une sorte d’accord collectif. Ce sont nos rapports qui sont remis en question et la manière dont nous construisons notre société, mais concernant le cadre du film, ça ne va pas aussi loin !

Merci à Monica Donati d’avoir rendu cet entretien possible.
Article précédemment publié sur Silence Moteur Action le 23 octobre 2017.

The Square, de Ruben Östlund. Avec Elisabeth Moss, Dominic West, Claes Bang et Terry Notary. Sorti au cinéma le 18 octobre 2017, récompensé de la Palme d’Or au Festival de Cannes 2017. Actuellement disponible sur OCS.

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