Goutte d’or : Louxor j’adore ! [Semaine de la Critique]

Goutte d'or Cinématraque 1

Un peu en colère, on avait quitté Karim Leklou dans les quartiers nord de Marseille. Le revoilà au pied du Louxor, à Barbes et avec lui tout un arrondissement, où la débrouille est, encore une fois, un moyen de survie. Mais ici, il n’y a pas de volonté de faire des forces policières le dernier barrage face aux barbares. Pour filmer ce quartier internationalement renommé, et pourtant si peu porté à l’écran, ce n’est rien moins que Clément Cogitore qui se met à table. L’homme est plus connu pour sa vision du désert (Ni le ciel ni la terre) ou de la toundra (Braguino) que du chaos urbain. Plus que la vie parisienne, ce qui intéresse le cinéaste est de capter un monde caché, un territoire où sortilèges et superstitions se mêlent. C’est quelque chose qui le fascine et, à Paris, c’est bien là-bas, dans le 18e qu’on le trouve.

Ramsès est surnommé « le mage », c’est le plus malin des diseurs de bonne aventure de Barbes. Il règne sur le quartier faisant enrager les anciens tout comme ses plus proches concurrents. Toute personne s’étant arrêtée au pied du mythique métro a fait la rencontre de ces rabatteurs promettant de retrouver le succès et l’amour, Ccest une industrie de la débrouille qui fait le charme du coin, et c’est aussi un monde qui se structure pour survivre au-delà de la légalité. Cogitore va dans un premier temps nous faire traverser les parois qui nous séparent de ces escrocs malgré eux. Nous montrer comment ils s’organisent pour procurer aux âmes perdues un peu de réconfort, en les allégeant de quelques billets. Il impose deux sortes de dispositifs, un classique et modeste : un premier dans un appartement parisien et un autre beaucoup plus spectaculaire surnommé « la salle ». Ramsès, au cœur de la scène, y est assisté d’un ingé son, spécialiste du numérique, mais également d’une rabatteuse et d’un complice dans l’auditoire pour créer une ambiance et mettre en confiance son public. Si l’on reste évasif sur ces dispositifs utilisés par Ramsès pour lire dans les pensées de son audience, la parabole est limpide. Il y a ici un autoportrait évident du cinéaste magicien dont l’art est la tromperie : exploiter des zones du réel pour concevoir un monde qui pourrait soigner les spectateurs. Cogitore se doute que pour réussir, il lui faut être escroc, se faire sa place dans une sphère où les prétendants aux succès sont nombreux.

Goutte d'Or Cinématraque 2

Mais en se confrontant à la Goutte d’Or, Cogitore s’est laissé déborder par la vie tumultueuse du quartier et comme son héros, il a été dépassé par un groupe de gamins bouleversant la bonne tenue du récit. Son film aurait pu être qu’un thriller étrange, simple métaphore de la pratique de la mise en scène par un cinéaste apprécié dans le milieu de la critique parisienne. C’est bien plus que ça. Alors que Ramsès termine une de ses séances, il se retrouve sans trop savoir pourquoi sur un chantier où il découvre le corps d’un enfant. Ce môme, il le reconnaît, il fait partie d’une clique de voyous qui lui a piqué son talisman offert par son père (Ahmed Benaïssa, dont la mort est survenue à Cannes la veille de la présentation du film). Là où Ramsès fait les poches de ses victimes grâce à la ruse, cette bande use de la violence la plus brute pour voler tous ceux qui croisent son chemin. Appelons-le, Gang de Tanger. Depuis 2016, la Goutte d’Or découvre des enfants délinquants, totalement désocialisés qui se sont installés dans le quartier après un long périple partant du Maroc. Fuyant comme d’autres la pauvreté de leur pays, ils ont subi les pires horreurs et se retrouvent sans le vouloir au cœur du poumon criminel de Paris.

Si le territoire était jusqu’ici plutôt tranquille, on le devait plus aux intérêts du crime organisé qu’a la présence massive et stressante (pour tous) des forces de l’ordre équipé de fusils d’assaut et de Tasers. Pour que les trafics et la prostitution puissent se développer sans trop attirer l’attention, le calme est de rigueur. Le gang de Tanger, lui, est aussi remuant que n’importe quels gamins du même âge : la drogue et les armes blanches en plus. Ils ont 11 ou 15 ans, munis de couteaux et de bâtons, ils s’attaquent à tout ce qui passe. Clément Cogitore, tout comme les flics du quartier, les parrains du coin et les ONG, a été surpris par ce phénomène amené à s’amplifier au fur et à mesure que les politiques sociales et économiques se font brutales.

Goutte d'or, Cinématraque 3

Mais là où les circuits criminels les manipulent occasionnellement (voir la série Engrenages), et les services de l’État ne font que les placer en garde à vue, Clément Cogitore à travers Ramsès cherche à apaiser ces gosses. S’il ne leur apporte pas de solution, il leur offre un moment d’humanité que la société leur a enlevé, sous l’œil de la caméra du cinéaste, ils redeviennent des orphelins de père, cachant leur rêve brisé à leurs mères. C’est en prenant un chemin inattendu que l’objet émeut. Ramsès l’escroc, maître de la goutte d’or, passe de victime du gang de Tanger en père protecteur de ces gamins désœuvrés. Si le titre choisi par le cinéaste donne à l’œuvre une dimension territoriale, avec l’ambiance qui va avec, le film est proposé à l’international sous un autre intitulé pourtant tout aussi juste : Sons of Ramsès.

Goutte d’or de Clément Cogitore avec Karim Leklou, Ahmed Benaïssa, Malik Zidi, Elsa Wolliaston, Jawad Outouia et Yilin Yang

About The Author

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.