Tori et Lokita : Le mal à la racine

Il y a trois ans, l’exceptionnelle cuvée 2019 de la compétition officielle du festival de Cannes entamait sur les chapeaux de roues sa deuxième semaine, portée notamment par un week-end d’exception qui nous avait offert coup sur coup Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma et Une vie cachée de Terrence Malick. Après six jours de compétition, les films mémorables étaient à ce point légion qu’il était inconcevable d’imaginer un début de palmarès sans en mettre un de côté. Puis est arrivé Le jeune Ahmed, de loin le pire film de la filmographie foisonnante des frères Dardenne, petit objet de cinéma rabougri sur un gamin bruxellois radicalisé qui projetait de poignarder sa prof.

Inexplicablement récompensé par le prix de la mise en scène, ce téléfilm dossier à peine digne d’un prime-time en semaine sur France 3 constituait la première véritable sortie de route des doubles palmés d’outre-Quiévrain. Rythme mollasson, scénario inconséquent, absence totale de point de vue sur son personnage, Le jeune Ahmed était indigne du prestige des papas de Rosetta, L’enfant ou Le gamin au vélo plus récemment. Mais bon après tout, tout le monde a le droit de se planter, et lorsque le festival annonçait le retour plus que prévisible des Dardenne dans ce qui constitue depuis de nombreuses années leur deuxième maison, on s’attendait à ce que ces derniers nous rassurent en nous disant qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter pour eux.

Comme toujours, Jean-Pierre et Luc Dardenne sont allés chercher le sujet de leur nouveau long-métrage Tori et Lokita parmi les déclassés de ce monde. Tous deux réfugiés ayant fui le Bénin, Tori et Lokita se retrouvent en Belgique, où ils essaient de construire leur nouvelle vie. Accusé dans son pays natal d’être un enfant sorcier, Tori (Pablo Schils) a pu obtenir son titre de séjour grâce à son statut de réfugié politique. Lokita (Joely Mbundu) par contre, n’y a pas le droit, du moins tant qu’elle n’arrivera pas à prouver que comme elle l’affirme, elle est bien la sœur de Tori. Dans l’attente de la décision de l’administration, les deux jeunes enfants doivent naviguer entre la clandestinité, la nécessité d’envoyer de l’argent à leur famille restée au pays et la menace du couple de passeurs qui les a fait traverser, et qui leur réclame toujours plus d’argent eux aussi.

Alors pour survivre, Tori et Lokita jouent les dealers à la sauvette pour un pizzaïolo louche, et évidemment la situation dégénère vite. Les vingt premières minutes du film des Dardenne est un petit concentré de misérabilisme cinématographique, qui ne prend même pas le temps d’installer ses personnages, de leur donner un semblant de vie avant de les exposer à toutes les horreurs du monde. Les deux acteurs amateurs s’en sortent plus ou moins bien (notamment de par un artifice de scénario plutôt bien trouvé pour masquer la fausseté de leur jeu) mais cette incapacité des Dardenne à concevoir leurs protagonistes autrement que comme les réceptacles de leur propre martyre épuise très vite la volonté du spectateur de rentrer dans le monde dépeint avec sécheresse par les Dardenne. Bien sûr ces derniers n’ont jamais été connus pour être de grands élégiaques (et c’est ce qui a fait leur succès), mais où est passé le vertige des mondes intérieurs des héros de leurs films d’antan ?

Comme obnubilés par leur propre message humaniste, les cinéastes sacrifient toute ambition narrative au profit d’une narration aussi programmatique que celle du Jeune Ahmed, comme si rien ne les intéressait d’autre chez Tori et Lokita que leur souffrance, toute héroïque et injuste qu’elle soit. Pourtant, le film laisse croire à une porte de sortie lors de l’arc de sa deuxième moitié, qui envoient nos deux protagonistes au milieu de nulle part, loin de la ville et du monde, dans un décor dont on ne dira rien mais qui s’impose pour une fois comme un vrai décor de cinéma. Tori et Lokita prend alors le temps de se poser, d’expérimenter quelque chose de plus ludique autour de la survie, flirtant même avec le genre du film d’évasion, avec un succès certain. Le seul vrai succès du film se situe là et fait du film une proposition artistique indéniablement supérieure à leur dernier effort.

Malheureusement ces efforts ne durent pas : pressés de conclure leur intrigue en une heure et demi montre en main, les Dardenne bâclent la fin de leur film dans les grandes largeurs, dans un final particulièrement déplacé qui frôle même dans sa scène finale avec l’impudeur, voire l’indécence. Une faute de goût profondément décevante de la part de cinéastes que l’on sait capables de mieux, capables de faire autre chose qu’essayer d’enfoncer leur message humaniste au pied de biche dans le crâne du spectateur. Tori et Lokita n’est pas en soi un film obscène : c’est un plaidoyer armé des meilleures intentions quand il s’agit de pointer du doigt l’hypocrisie et les failles des modèles d’accueil des réfugiés en Belgique, et partout dans le monde. Mais en refusant d’accorder aux deux enfants de leur film quelque chose de plus que le calvaire auquel leur situation les expose, les Dardenne ne parviennent pas à en faire les héros de cinéma qu’ils mériteraient d’être, et n’en font au final qu’une ligne de plus dans la longue liste, insupportable, des drames que le film prétend dénoncer. Tori et Lokita nous laisse avec un profond sentiment de gâchis, dans tous les sens du terme.

Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne avec Pablo Schils, Joely Mbundu, Marc Zinga…, sortie en salles prévue le 28 septembre

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