Crimes of the Future : Panique existenZielle

Derrière les 84 ans de Jerzy Skolimowski, dont l’Eo reste pour l’instant l’une des séances fortes de ce festival un peu trop en mode pilote automatique, David Cronenberg, petit jeunot de 78 ans, est l’autre représentant des «anciens» de la Compétition officielle. Huit ans après son dernier long-métrage, Maps to the Stars, qui avait valu à Julianne Moore le Prix d’interprétation féminine, le cinéaste canadien revient avec Crimes of the Future, un film en forme de retour aux sources à un moment qui ne semblait pas plus opportun. Il y a quelques mois Julie Ducournau repartait de Cannes avec la Palme d’Or avec Titane, petit abécédaire du cinéma cronenbergien ayant engendré bon nombre de comparaisons et d’arguments dans la querelle des pro et des anti-Titane.

Dans la foulée, Cronenberg débarque avec un film promettant un retour au body horror et au cinéma poisseux que la réalisateur avait quelque peu délaissé depuis A History of Violence en 2005. Comme pour faire le pont entre ces deux époques d’une carrière, Cronenberg fait de nouveau appel à son acteur fétiche de la décennie 2000 Viggo Mortensen, à la tête d’un casting de trio de stars XXL, puisque l’accompagnent deux des actrices les plus prisées de la Croisette ces dernières années, Léa Seydoux et Kristen Stewart.

Les énigmatiques Crimes du Futur en question ici nous plongent aussi bien dans un futur déterminé que dans un passé plus lointain, Cronenberg reprenant ici le titre d’un de ses premiers longs sorti en 1970, mais dont le Crimes of the Future de 2022 n’est pas un remake. Dans un futur indéterminé, dans un pays sans nom, c’est pourtant un crime tout ce qu’il y a de plus intemporel dans sa monstruosité qui ouvre le film : un infanticide. Le jeune Brecken, 8 ans, est étouffé par sa mère, révulsée par le comportement bizarre de ce garçon qui mange tout ce qui lui tombe sous la main, y compris du plastique. Dans le même temps, on découvre l’artiste Saul Tenser (Mortensen) au travail pour sa nouvelle performance d’un genre nouveau. Avec l’aide de sa partenaire Caprice (Seydoux) et de leur matériel à la fois technologique et organique, Tenser est devenu maître dans la pratique d’un body art d’un genre nouveau. Sa spécialité : fabriquer de lui-même à l’intérieur de son corps de nouveaux organes d’un genre nouveau, qu’il modèle lui-même à partir des cellules cancéreuses qui rongent son organisme. Alors que le genre humain s’apprête à passer une nouvelle phase dans son évolution physiologique, une société dépossédée du concept de douleur repousse les limites du corps et du genre humain, pour des raisons souvent très différentes.

L’une des craintes entourant ce Crimes of the Future était de voir Cronenberg, revenu à un genre qu’il avait délaissé depuis près de vingt ans, sombrer dans une redite de son cinéma et vouloir caser un maximum de ses obsessions visuelles et artistiques dans son film au risque d’en faire un pensum désincarné, abscons et boursouflé. De toute évidence ce n’est pas le cas ici : soucieux de développer ses visions sur l’évolution humaine et les questionnements philosophiques et éthiques qui en découlent, Cronenberg fait montre d’un grand effort de pédagogie, voire de didactisme, privilégiant les longues plages de dialogues et de situations. Que ce soit avec Timlin (Stewart) et Wippet (Don McKellar, déjà vu chez Cronenberg dans ExistenZ) les représentants d’un Registre national des organes créer pour monitorer l’évolution des nouveaux organes créés par l’organisme humain, ou avec Chaulk (Welket Bungué), policier à la tête d’une brigade des New Vice chargé de traquer les mutations anormales et criminelles, l’ensemble de l’action de Crimes of the Future évolue dans un cadre théorique d’une grande cohérence.

On sent rapidement que c’est d’ailleurs ce qui intéresse le plus Cronenberg, Crimes of the Future étant plus un film d’idées que d’images (malheureusement sans doute). La prochaine évolution de l’art pourrait-elle naître des souffrances même de notre corps ? Les branches d’évolution qui s’ouvrent pour notre espèce vont-elles nous conduire à nous hybrider avec le synthétique ? Faut-il se résoudre à accepter l’évolution de nos corps et de nos anatomies ou doit-on se rebeller contre les monstruosités qu’elles engendrent ? Dans quelle mesure notre quête de la santé et de la beauté éternelle, qui conduit à injecter dans nos corps de plus en plus de substances qui n’ont naturellement rien à y faire, nous amènera-t-elle vers de nouvelles formes d’addictions ? Toutes ces questions et bien d’autres sont au cœur de Crimes of the Future, film anxieux (mais jamais rétrograde) sur notre futur transhumaniste de la part d’un cinéaste qui, conscient d’arriver sur la fin de sa vie (point #filmtestamentaire), s’interroge sur l’héritage du monde à venir.

Le principal problème du film vient que Cronenberg a probablement beaucoup plus de difficultés à incarner son propos à l’écran. Conçu avec un très petit budget (la Metropolitan a sauvé le film de ses difficultés de financement), Crimes of the Future contourne parfois de manière astucieuse ses limites par des astuces de production value plutôt bien trouvées, mais reste chiche en expérimentations visuelles. Trop verbeux pour son propre bien, Crimes of the Future souffre d’une exposition trop longue en regard de la durée modeste du film (1h45, un court-métrage à l’échelle de la Compétition officielle), qui débouche forcément sur un climax décevant. Il en ressort un goût de pas assez, sans que l’on sache trop si Cronenberg a manqué sur ce coup d’argent, de temps ou simplement d’idées (en témoigne une direction d’acteurs pas toujours très inspirée, notamment une K-Stew malheureusement assez caricaturale).

Film de plein de bonnes idées mais de peu de bonne matière, Crimes of the Future est un rendez-vous semi-manqué pour un film qui a provoqué beaucoup de réactions épidermiques dans un sens comme dans l’autre, mais très peu de véritable malaise (et encore moins de malaises au sens propre, arrêtez avec ça, on est pas à Toronto). Passionnant sur le fond mais décevant sur la forme, Crimes of the Future incarne tous les paradoxes d’une compétition pour l’instant très frustrante, qui n’a quasiment jamais suscité d’émotions extrêmes, et qui ne nous a offert pour l’instant ni véritable chef-d’œuvre (nonobstant les immenses qualités d’Eo ou R.M.N) ni véritable croûte imbuvable (malgré tous les efforts que Frère et sœur se donne pour y arriver). Cannes aurait adoré un Cronenberg électrique, Cannes aurait pardonné un Cronenberg cataclysmique. Cannes n’était juste pas vraiment prêts pour un Cronenberg qui ne va pas au bout de ses (très bonnes) idées.

Crimes of the Future de David Cronenberg avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart…, en salles le 25 mai

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