Cycle Kinuyo Tanaka : La princesse errante

Peu de visages ont été plus connus au Japon que celui de l’actrice Kinuyo Tanaka. Ayant sur son CV des rôles en tous genres, interprétés chez Ozu, Mizoguchi ou encore Nomura, elle connaissait l’industrie du septième art comme peu pouvaient s’en vanter. C’est ce qui l’encourage en 1953 à marcher sur les plates-bandes de ses Pygmalions et, à la grande surprise des studios japonais, à devenir réalisatrice. Kinuyo Tanaka réalise six longs métrages en l’espace de neuf ans, tous témoignant d’une connaissance admirable de son art et de la culture de son pays. Grâce à Carlotta et au festival de Locarno, les films ont été restaurés et sortent pour la première fois au cinéma en France.

Il faudra quatre longues années à Tanaka pour revenir derrière la caméra après le succès de son excellent Maternité Eternelle. Dans le livre de Pascal-Alex Vincent sur la réalisatrice, édité par Carlotta, on apprend que l’actrice et cinéaste était venu voir Mizoguchi sur son lit de mort, malgré les querelles entre les deux artistes. On peut supposer que voir celui qui lui a donné ses plus beaux rôles et qui s’est opposé à son passage à la réalisation dans ses derniers instants a eu un impact sur Tanaka. Elle reprend sa carrière de comédienne jusqu’à ce que la Daiei vienne la courtiser. Le studio, fort d’immense succès à l’international, veut que Tanaka vienne réaliser chez eux. Elle finit par accepter et demande à réaliser un livre qui venait tout juste d’être publié : les mémoires de Hiro Saga, qui raconte son périple de femme japonaise mariée au jeune frère de l’empereur Mandchoukouo. L’errance de l’héroïne est donc celle d’un passage du Japon au continent chinois… Et puis inversement.

Car bien sûr, tout ne se passe pas comme prévu : nous sommes à l’aube de la Seconde Guerre mondiale en 1937, et les conflits en Asie de l’Est font rage. Ryuko, la princesse japonaise, devient femme et mère dans la campagne de Mandchourie qui n’a que peu d’appréciation pour les nippons, et à raison. En 1929, des affrontements entre l’armée chinoise et l’armée soviétique profite à l’impérialisme japonais, qui constate la faiblesse des troupes chinoises et envahit la Mandchourie en 1931. Il s’agit alors d’un territoire japonais qui leur sert de point d’ancrage pour lancer leur politique expansionniste sur le continent, ce jusqu’à la défaite de 1945. La venue de Ryuko, qui a donc une raison politique (apaiser les tensions entre les locaux et le Japon), n’est pas forcément au goût de tout le monde.

Si la forme change, puisqu’on passe au Cinemascope et à la couleur pour la première fois, les obsessions thématiques de la cinéaste n’ont pas changé depuis Lettre d’amour. Il s’agit encore une fois de parler de la condition féminine, autour cette fois d’un mariage arrangé et de tout ce que cela implique. Elle explorera également cela dans son dernier film Mademoiselle Ogin deux ans plus tard, mais sous un angle différent ; dans les deux cas la question posée reste « quelle place pour une femme dans notre société et ses rites ? ».

L’errance de Ryuko est donc le cœur du problème, car elle est à la fois spatiale et thématique. Elle n’est pas maîtresse de ses mouvements, ce qui complique encore plus la tâche de se trouver une place dans le monde : lorsqu’elle est envoyée en Mandchourie, ce sont des hommes en costumes qui le décident pour elle… Même si on lui laisse comprendre qu’elle a le choix, il paraît évident que refuser serait un manquement grave. L’une des plus belles scènes du film met en scène sa rencontre avec l’impératrice Nagako de Kuni, épouse de l’empereur du Japon, qui lui fait de somptueux cadeaux symbolisant son soutien. En sous-texte, et surtout en comparaison avec la scène qui montre les cadeaux de l’empereur, on comprend une sorte de solidarité féminine face à leur condition entravée.

Comme les autres films de Tanaka, La princesse errante est aussi très triste. Ainsi dès que Ryuko réussit à se construire un chez soi, un espace vital avec son mari – qu’elle a appris à aimer – et sa fille, la guerre la rattrape et l’errance reprend. La dernière partie du film utilise ainsi à son meilleur les capacités du Cinemascope, filmant l’exil de Ryuko, ainsi que de la jeune femme de l’empereur mandchourien et sa cour. La musique de Chuji Kinoshita, mélodramatique, épique et grandiose, accompagne avec un solennel et une ampleur ce périple tragique.

Malgré sa richesse thématique et son spectaculaire impressionnant pour ce qu’on appelait à l’époque au japon un « film de femmes », La princesse errante est peut-être le films le moins réussi de sa réalisatrice. Il peine à trouver un rythme convaincant sur la longueur, et si l’on peut en extraire d’excellentes séquences, notamment le générique de début qui montre la jeune Ryuko confrontée à son avenir dans un plan teinté de fatalisme (elle regarde un défilé militaire en rentrant de l’école), on a connu la cinéaste plus efficace et inspirée dans son art. L’un des éléments les plus étranges du film lui sert de cadre englobant, puisqu’il s’ouvre et se ferme sur la mort par suicide de la fille de Ryuko. Un élément certes justifié par l’Histoire, puisque tout est globalement avéré dans le récit, mais qui jure tout de même avec le reste du film.

Cependant, il faut noter que le hasard du calendrier amène cette ressortie quelques mois seulement après le nouveau film de Kiyoshi Kurosawa qui revient sur l’occupation de la Mandchourie par le Japon, et par les crimes innommables commis par l’armée sur le continent. Il est donc très intéressant de découvrir le film de Tanaka à la lumière de ce qu’un cinéaste contemporain se permet de dire sur son propre pays aujourd’hui.

La princesse errante, un film de Kinuyo Tanaka. Sortie en 1960 et au cinéma en France pour la première fois le 16 février 2022.

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